Les libéraux ont fait de la création d’un réseau national de garderies à 10 $ l’une des pièces maîtresses de leur campagne électorale. Ils ont prévu de dépenser 30 milliards sur cinq ans pour le bâtir. De leur côté, les conservateurs préfèrent laisser le choix aux parents, en proposant de l’argent « directement dans les poches des familles », par l’intermédiaire d’un crédit d’impôt. Qu’en pensent les parents de jeunes enfants ? Quelle est leur réalité en ce moment ? La Presse en a discuté avec des familles d’un bout à l’autre du Canada.

Victoria, Colombie-Britannique

En voilà un de casé. Cette semaine, Ace a fait son entrée à la maternelle. Sa mère, Vanessa Gutknecht, vient de l’y déposer. Elle retourne à Wiler, âgé de sept petites semaines. La coiffeuse de 40 ans ne lui a pas encore déniché de place en garderie. Pour Ace, elle avait déjà eu beaucoup de mal. Elle craint que la pandémie n’ait exacerbé les problèmes d’accès. « Il y a beaucoup de garderies qui ont fermé à cause de la COVID-19 et qui n’ont pas rouvert », dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR VANESSA GUTKNECHT

Vanessa Gutknecht, son conjoint et ses deux enfants

Il est là, selon Vanessa, le principal défi : la rareté. Encore plus que le prix, à son avis. « Ça nous coûtait 60 $ par jour pour Ace en milieu familial, mais il n’a pas eu de place avant l’âge de deux ans et demi. On a passé environ un an et demi à en chercher une », relate-t-elle. La proposition des libéraux lui semble, par conséquent, plus susceptible de pallier ces problèmes.

Je suis très socialiste, alors je préfère l’universalité, l’accès aux services pour tous, à un crédit d’impôt. Je pense que ça fait une différence beaucoup plus importante dans la vie des gens.

Vanessa Gutknecht, mère de deux garçons, dont un poupon de sept semaines

La Colombie-Britannique a été la première province à s’entendre avec le gouvernement fédéral pour la création d’un réseau à 10 $ par jour. Il faut souligner que le gouvernement néo-démocrate de John Horgan avait fait la même promesse en campagne électorale, en 2019.

Calgary, Alberta

Mélissa Morasse est enceinte de 27 semaines. « On a laissé un plus grand écart entre les deux enfants. On ne peut pas se permettre d’envoyer deux enfants à la garderie à temps plein », lance-t-elle. « Matthew [le père], lui, voulait qu’on attende quatre ans ! », ajoute celle qui enseigne au primaire dans une école francophone de Calgary. « Quelque chose de pas cher ici, c’est 850 $ par mois, par enfant. Mais ça, ce n’est vraiment pas cher. La majorité des parents paient 1200 $ par mois pour un enfant », expose-t-elle alors que la petite Lilianne, 3 ans, s’apprête à manger sa collation.

PHOTO MÉLANIE MARQUIS, ARCHIVES LA PRESSE

Mélissa Morasse, son conjoint, Matthew, et leur fille, Lilianne, 3 ans

À l’enjeu de la facture s’ajoute le défi de dénicher une place en garderie francophone. « J’ai mis Lili sur la liste d’attente alors qu’elle avait 3 mois, et ils m’ont appelée récemment », note Mélissa, qui est originaire de Saint-Augustin-de-Desmaures. Sa province d’adoption, l’Alberta, figure parmi les rares qui n’ont pas signé d’entente avec les libéraux fédéraux pour la création d’un réseau pancanadien de services à l’enfance.

Même si le système actuel comporte ses failles, Mélissa et Matthew ne sont pas prêts à encenser la proposition libérale. « La décision d’avoir des enfants, elle est la nôtre, et je ne veux pas nécessairement que les autres paient pour notre décision. C’est ce qui me dérangeait un peu dans le modèle au Québec. Ça prendrait un juste milieu », fait valoir la mère de famille. Cela dit, les coûts restent prohibitifs, et poussent beaucoup d’Albertaines à délaisser le marché du travail « parce que ça n’a juste aucun sens », intervient Matthew.

Toronto, Ontario

La famille d’Alexandra Barak est en Ukraine. Celle de son mari, Elad, en Israël. C’est donc dire que pour le petit Neil, deux ans et huit mois, la garderie fait office de famille. Il aura fallu trimer – et faire la queue à 5 h 30 du matin – pour lui en trouver une au centre-ville de Toronto, relate la femme de 36 ans.

Et une fois la fameuse place trouvée, il aura fallu sortir le chéquier. Jusqu’à 18 mois, la note était de 106 $ par jour. Entre 18 mois et deux ans, 98 $ par jour. Maintenant que Neil est plus vieux, et que le ratio éducatrice-enfants est plus élevé, la facture quotidienne est de 54 $ par jour.

Au début, ça voulait presque dire que je retournais au travail pour payer ça ! Je me demandais si ça valait la peine, mais pour moi, c’était important de reprendre ma vie et ma carrière.

Alexandra Barak, résidante de Toronto et mère d’un jeune garçon

Étant résidente permanente, elle n’a pas le droit de vote. Mais elle n’opterait pas pour le plan du chef conservateur Erin O’Toole, lequel prévoit des crédits d’impôt pour les jeunes familles, dans un premier temps, « parce que quand tu paies 100 $ par jour, ce ne serait pas suffisant », mais également parce que « ça ne règle pas le problème d’accès » ni « les conditions de travail des éducatrices, qui n’ont pas le salaire qu’elles méritent pour le travail important qu’elles font », plaide Mme Barak qui travaille quant à elle en marketing.

Selon une étude du Centre canadien de politiques alternatives qu’avait citée le gouvernement Trudeau dans son budget de 2021, le prix mensuel médian d’une place en garderie à Toronto est le plus élevé au Canada, à 1578 $. Le gouvernement de Doug Ford n’a pas signé d’entente avec les libéraux fédéraux pour la création d’un réseau national.

Québec, Québec

L’idée d’un système de garderies universel à 8,50 $ par jour représente « un rêve » pour Élizabeth Pelchat et Patrick Tremblay. Un rêve inaccessible, pourrait-on dire. Car le « modèle québécois » des centres de la petite enfance (CPE) semble pour eux, comme pour bien d’autres parents, un mirage.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Élizabeth Pelchat et son fils

On rêve de ça. C’est comme gagner à la loterie. On a des amis qui ont eu une place en CPE et ce n’est pas du tout pareil dans leur budget. Ce serait un monde merveilleux, un monde idéal.

Élizabeth Pelchat, résidante de Québec et mère de deux enfants

La mère de deux enfants qui habite Beauport, à Québec, n’a encore jamais obtenu une place dans le système public. Ils sont 37 000 enfants québécois à en attendre une.

Elle a d’abord dû payer 57 $ par jour pour son fils dans une garderie privée. Puis elle a finalement déniché une place à 46 $, après bien des efforts – elle a même produit un curriculum vitae pour son fils qu’elle diffusait dans l’espoir de séduire des gestionnaires de garderie.

Une fois les aides de Québec et d’Ottawa prises en compte, la place à 46 $ leur coûte 19 $ par jour. Leur petite dernière fera bientôt son entrée en garderie. Résultat ? Le couple devra dépenser 38 $ par jour en frais de garde pour les deux bambins. Cela représente près de 10 000 $ par année.

« C’est quand même de l’argent. Mon conjoint et moi, on sait qu’on va devoir couper à des endroits, parce qu’on n’y arrivera pas, dit-elle. On est dans la classe moyenne, on ne manque de rien. Mais on n’aura pas le choix de couper. Les petits week-ends en amoureux, on peut mettre une croix dessus. »

Alors Élizabeth et Patrick continuent de rêver. Certains parents dans leur entourage reçoivent des coups de fil inespérés de CPE. Ils pourraient être les prochains. « On entend que l’âge magique, c’est 3 ans. Notre fils aura bientôt cet âge. On croise les doigts… »

St. John’s, Terre-Neuve-et-Labrador

Quand Terre-Neuve-et-Labrador (TNL) a conclu une entente de financement avec le gouvernement Trudeau pour offrir des services de garde à 10 $ par jour, Chelsea Thomas n’a pas applaudi.

Nous manquons d’éducateurs, il faut s’occuper de ça avant de réduire les tarifs et risquer de perdre encore plus de places !

Chelsea Thomas, mère d’une fillette de 15 mois, elle-même éducatrice de la petite enfance

Avec le programme à 25 $ par jour déjà en vigueur dans la province, plusieurs milieux non subventionnés ont fermé parce qu’ils n’arrivaient pas à concurrencer ce tarif, explique cette résidante de Torbay, en banlieue de St. John’s. Incapables de trouver une place pour leur fille Kyra, 15 mois, Chelsea et son fiancé, Coady, se sont rabattus sur le « plan Z » : Coady reste à la maison pour que Chelsea puisse retourner travailler. « C’est difficile pour nous qui n’avons qu’un salaire, et c’est difficile pour l’employeur qui manque de personnel. »

PHOTO FOURNIE PAR CHELSEA THOMAS

Chelsea Thomas et son fiancé, Coady, avec leur garçon, Tyler, et leur fille, Kyra

Car le plus absurde dans cette histoire, c’est que Chelsea et Coady sont tous deux éducateurs de la petite enfance. Si Coady pouvait retourner travailler, il aurait huit enfants sous sa responsabilité, soit autant de places de plus pour des parents coincés à la maison. Exaspérée par la situation, Chelsea a lancé Parents and Educators for Changes in Child Care, un groupe Facebook qui réunit les préoccupations des parents et éducateurs de la petite enfance de TNL.