(Montréal) Le Canada a besoin d’un gouvernement qui « tiendra tête » aux provinces et aux conservateurs sur la question des changements climatiques, plaide Justin Trudeau. Et ce n’est pas en « minant la crédibilité » du bilan libéral que les progressistes pressés feront avancer les choses. Cela dit, l’achat de l’oléoduc Trans Mountain était en porte-à-faux avec ses « valeurs », a convenu le premier ministre sortant, jeudi, lors d’une entrevue éditoriale dans les bureaux de La Presse.

À quatre jours du vote, libéraux et conservateurs sont au coude-à-coude dans les sondages. Et le premier ministre sortant mise gros sur la question de la lutte contre les changements climatiques. Ainsi, il a attaqué, à droite, le chef conservateur Erin O’Toole et ses acolytes provinciaux, puis, à gauche, le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert.

Le Bloc québécois, qui a connu une embellie dans les intentions de vote au cours des derniers jours, n’a pas été épargné. Cette fois, la ligne d’attaque de Justin Trudeau contre son adversaire Yves-François Blanchet était cependant inusitée : il a reproché au dirigeant bloquiste la timidité de ses ambitions en matière de droit à l’avortement. Cette flèche, le chef libéral la réserve habituellement à son vis-à-vis conservateur.

Mais évidemment, tout au long de l’entrevue éditoriale qu’il a accordée à La Presse, il a pilonné Erin O’Toole. Car avec ce dernier aux commandes, le Canada se dirigerait vers un échec sur le plan climatique, le programme conservateur étant « complètement farfelu », résultat de contorsions « dans tous les sens » visant à apaiser une « base qui ne comprend pas et n’accepte toujours pas que les changements climatiques sont réels », a-t-il déploré.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Justin Trudeau en rencontre éditoriale avec l’équipe de La Presse

Et, donc, lorsque Jagmeet Singh dit à la population que les deux plans s’équivalent, il est « en train de répandre du cynisme », a-t-il dénoncé. « Dire qu’on n’a rien fait, c’est ne pas être honnête avec les Canadiens, et c’est essayer [d’utiliser cet argument] pour peut-être avoir la balance du pouvoir au Parlement, et faire élire plus de députés néo-démocrates », a accusé le premier ministre sortant.

Or, les libéraux n’ont pas besoin d’une aile climatique externe ; les électeurs n’ont pas à s’encombrer de préoccupations stratégiques, a-t-il avancé.

« Je sais comment les gens pensent à travers le pays. Ils se disent : “OK, si ça prend un gouvernement libéral, choisissons aussi des députés du NPD qui vont pousser […] sur les changements climatiques.” Je comprends ça, mais dans cette [campagne] en particulier, les néo-démocrates, et même les verts, n’ont pas mis de plan sérieux de l’avant pour lutter contre les changements climatiques », a fait valoir Justin Trudeau.

Tarification du carbone et oléoduc

« Je pense que les gens savent qu’on a besoin d’un gouvernement qui va tenir tête aux provinces, tenir tête aux conservateurs », a-t-il tranché, se félicitant d’« avoir lutté avec acharnement contre les provinces conservatrices qui ne voulaient pas [de la tarification du carbone] » et d’avoir eu gain de cause contre elles en Cour suprême. « Ce n’est pas rien ! », s’est-il exclamé.

L’acquisition de l’oléoduc Trans Mountain ternit assurément son bilan environnemental, convient Justin Trudeau. S’il a consenti à sortir le chéquier fédéral pour l’acquérir, c’est un peu en raison des pouvoirs de persuasion des ex-ministres albertains Amarjeet Sohi et Kent Hehr et de l’ancien député Randy Boissonnault, se remémore-t-il.

Avoir choisi d’acheter un pipeline, ce n’était pas nécessairement dans mes valeurs en tant qu’environnementaliste […] Ça a été un choix difficile qui n’aurait pas été un choix naturel pour moi, et c’est un choix qui, sur le plan politique, [m’a valu] énormément de critiques des progressistes.

Justin Trudeau, au sujet de l’acquisition de l’oléoduc Trans Mountain

Et il n’a pas non plus eu les fleurs de l’Alberta.

« Je n’ai eu aucun crédit de l’avoir acheté de la part des Albertains, mais je sais que c’était la bonne décision à prendre », lance-t-il.

Normes nationales : envers et contre Québec

Mais dans un passé beaucoup plus récent, c’est une autre province qui a donné du fil à retordre à Justin Trudeau : le Québec – et tout particulièrement son premier ministre, François Legault, qui a dit souhaiter l’élection à Ottawa d’un gouvernement conservateur minoritaire.

Pour expliquer cette préférence, le dirigeant caquiste a invoqué le « danger » de confier aux libéraux « centralisateurs » un nouveau mandat qui leur permettrait notamment d’avoir le champ libre pour faire adopter des normes nationales pour les soins aux aînés. Et à ce sujet, Justin Trudeau persiste et signe : les décès par centaines dans les centres de soins de longue durée pendant la pandémie justifient l’importance de se doter d’un tel cadre.

« Il y a une différence entre normes fédérales et normes nationales, a-t-il voulu nuancer. On [ne veut pas] imposer des normes fédérales, on [essaie de] rassembler les meilleures pratiques pour que nos aînés partout au pays aient la meilleure qualité de soins. »

Les provinces ne le font-elles pas déjà ?

« Malheureusement pas », a répondu le chef libéral sans aucune hésitation.

« Cette comparaison entre les différentes provinces est extrêmement difficile, parce que souvent, elles ne recueillent pas les données de la même façon, sont en train de travailler sur leur propre système, il n’y a pas une vue d’ensemble », a-t-il fait valoir.

Par conséquent, le fédéral a un rôle à jouer pour « assurer la protection, la dignité et la sécurité de tous les Canadiens », a complété Justin Trudeau.

Une pique à Blanchet sur l’avortement

Dans la même veine, il n’a aucun complexe à menacer de sévir contre certaines provinces qui, comme le Nouveau-Brunswick, mettent des bâtons dans les roues des femmes désirant interrompre une grossesse. L’engagement est écrit noir sur blanc dans la plateforme du Parti libéral.

Les réticences exprimées sur cette question par Yves-François Blanchet sur les ondes de la chaîne Noovo, au nom de la défense des champs de compétence des provinces, n’ont pas échappé à Justin Trudeau, qui y a vu une occasion d’attaquer son adversaire du Bloc québécois.

« Excusez-moi, monsieur Blanchet. Oui, s’il y a une province qui ne livre pas le libre choix pour les femmes, je vais m’ingérer dans leurs affaires parce que c’est quelque chose qu’on doit exiger en tant que pays progressiste, et vouloir à ce point-là dire que le fédéral n’a rien à dire dans tous les enjeux […], eh bien, je ne suis pas d’accord », a-t-il lancé.

Il s’agissait d’une rare salve à l’endroit du dirigeant bloquiste, dont la formation chauffe les libéraux au Québec. C’est d’ailleurs sur le sol québécois que le premier ministre sortant a passé la journée de jeudi, s’arrêtant à Blainville et à Trois-Rivières – des circonscriptions détenues par le Bloc – avant de se rendre à Québec, où il a rencontré le maire de la ville, Régis Labeaume.

L’art de gouverner

La pandémie a amené Justin Trudeau à voir la centralisation du pouvoir d’un autre œil. Pour celui qui avait vanté les mérites du « gouvernement par cabinet » à son arrivée au pouvoir, en 2015, l’aveu est loin d’être banal. « Pendant la pandémie, j’ai dû rassembler autour de moi une équipe, et moi-même prendre des décisions qui auraient été plus [du ressort] d’un cabinet ou bien d’un ministre des Finances, d’un ministre de la Santé, etc. J’ai été impliqué ; j’ai drivé, en bon français, les décisions du gouvernement, de façon beaucoup plus personnelle et directe, parce qu’on n’avait pas le temps », lance le chef libéral. « On n’avait pas le temps de [faire] passer ça par des sous-comités. On avait quelques semaines pour établir la PCU, la subvention salariale. Il y a de ces choses-là où la décision rapide et essentielle a été prise par moi », relate Justin Trudeau, disant avoir constaté au passage « à quel point, dans une situation de crise, on peut accélérer sur la machine bureaucratique, on peut livrer de façon extraordinaire et urgente pour les gens dans une crise ».

Coalisera, coalisera pas ?

Si la tendance se maintient, le prochain gouvernement à Ottawa sera minoritaire. Il y a deux semaines, sur le plateau du débat de TVA, le chef libéral a souligné que le Canada n’avait pas de tradition de gouvernement de coalition. Cela signifie-t-il qu’il ne pourrait fonctionner dans un tel contexte ? « Je ne vais rien écarter, ce serait irresponsable de le faire. Je sais, par contre, que les Canadiens veulent un gouvernement progressiste […] et on va s’organiser en conséquence », a-t-il indiqué. Est-il d’accord avec l’interprétation de plusieurs constitutionnalistes de cette convention voulant que le chef du gouvernement sortant ait la prérogative de tenter en premier d’obtenir la confiance de la Chambre ? « Ce n’est pas à moi de questionner ce que les experts vont dire. Les différentes théories et les différentes possibilités sont bien établies, et moi, je vais prendre les décisions responsables pour continuer de lutter contre cette pandémie, continuer de faire les bonnes choses », s’est-il contenté d’affirmer.