(Nanaimo) Tranchées, barricades, camps de fortune : depuis plus d’un an, des centaines de Canadiens de tout horizon se relaient pour bloquer l’accès aux zones de coupe forestière d’une région reculée de l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique. Ils participent ainsi à ce qui est en train de devenir l’un des plus grands mouvements de désobéissance civile de l’histoire du pays. La Presse s’est rendue sur les lieux de ce mouvement de protestation qui s’est invité dans la campagne électorale fédérale.

La résistance par la désobéissance

Lorsque Émile Bernard, 18 ans, a quitté Saint-Lambert en juillet pour découvrir un mode de vie plus nomade à Vancouver, il ne se doutait pas qu’il se retrouverait bientôt suspendu à une construction bancale, bâtie au plus noir de la nuit, plusieurs mètres au-dessus d’une intervention policière menant à son arrestation. « C’est vraiment comme dans Star Wars : les rebelles contre Darth Vador », a-t-il confié à La Presse après l’évènement.

Une brume furtive enveloppe les arbres couverts de mousse sur les flancs escarpés des montagnes, dans la région éloignée de Fairy Creek, dans l’île de Vancouver. À partir de Victoria, il faut compter au moins deux heures et demie d’une route en lacets s’enfonçant dans une forêt profonde, découpée ici et là par des coupes forestières, pour atteindre le campement principal des protestataires. Et ce n’est que le début : pour rejoindre le feu de l’action, il faut encore parcourir cinq bons kilomètres en montagne – à pied cette fois – et traverser plusieurs barrages policiers. C’est donc dans la mousse et bien loin des yeux du public que se déroule, depuis plus d’un an, cette protestation aux allures de guérilla.

Si on suit cette comparaison cinématographique d’Émile Bernard, l’Empire est ici représenté par l’une des plus grandes sociétés forestières privées de la Colombie-Britannique, le Teal-Jones Group, qui possède 59 000 hectares dans le sud-ouest de l’île de Vancouver, près de Port Renfew.

Et les rebelles ? Des protestataires venus de partout au pays, y compris du Québec, qui réclament un moratoire sur les coupes des forêts anciennes de la Colombie-Britannique. La forêt de Fairy Creek est vieille de centaines, voire de milliers d’années, et abrite certaines espèces d’arbres géants comme le cyprès de Nootka. Des espèces d’oiseaux menacées, comme le guillemot marbré, y trouvent aussi refuge.

Le blocus est né en août 2020 lorsque des vidéos ont montré que de nouveaux chemins forestiers étaient en train d’être ouverts dans la région.

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Northern Star, jeune femme de Québec, participe aux protestations à Fairy Creek.

« Les forêts sont là depuis des centaines d’années et elles nous protègent, explique à La Presse Northern Star*, une jeune femme venant de Québec. Maintenant c’est à nous de les protéger. »

Sur le chemin forestier menant à l’un des derniers campements tenus par ceux qui s’opposent aux coupes forestières, une forme de guérilla est en cours entre protestataires et forces de l’ordre. Le but : reprendre – ou défendre – du territoire.

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Glow-worm*, Northern Star et Strobus dans des tranchées protégées par des bâches à Fairy Creek

Sur les kilomètres encore occupés par les protestataires, des tranchées ont été creusées et des barricades de fortune ont été dressées. La Presse a aussi pu voir un homme attaché en haut d’un arbre pour faire une occupation. Un hélicoptère des forces de l’ordre a survolé les lieux à plusieurs reprises le 29 août.

  • Glow-worm* tient une tranchée creusée dans la route forestière à Fairy Creek, en Colombie-Britannique.

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    Glow-worm* tient une tranchée creusée dans la route forestière à Fairy Creek, en Colombie-Britannique.

  • Tranchée protégée par une bâche à Fairy Creek

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    Tranchée protégée par une bâche à Fairy Creek

  • Des protestataires bloquent le chemin aux forces de la Gendarmerie royale du Canada à Fairy Creek.

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    Des protestataires bloquent le chemin aux forces de la Gendarmerie royale du Canada à Fairy Creek.

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« La diversité qu’on retrouve dans ces forêts est immense, affirme un jeune planteur d’arbre participant aux blocages et qui se fait appeler Strobus*. Il n’y a aucune chance qu’avec nos cerveaux humains, nous puissions reproduire cette magie », ajoute l’ancien étudiant en foresterie, installé dans une tranchée.

Arrestations de masse

La situation à Fairy Creek n’est pas sans rappeler l’histoire de la baie de Clayoquot, aussi en Colombie-Britannique. En 1993, des milliers de personnes s’y étaient rassemblées pendant six mois pour empêcher la coupe des arbres. Le blocus avait mené à 859 arrestations, ce qui en a fait le plus grand mouvement de désobéissance civile au pays, jusqu’à aujourd’hui.

Coordonné par un groupe d’opposants regroupés sous le nom de Rainforest Flying Squad, le mouvement de Fairy Creek ne semble pas s’essouffler malgré une injonction de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en avril 2021 donnant l’autorisation aux forces policières de défaire les barricades pour mettre fin aux blocages.

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Des robes rouges ont été accrochées pour commémorer les arbres coupés à Fairy Creek.

Les arrestations se sont multipliées au cours des dernières semaines. En date du 30 août, 830 personnes avaient été arrêtées par la Gendarmerie royale du Canada, responsable de l’application de l’injonction. Des interventions policières parfois musclées ont été largement diffusées dans les réseaux sociaux dans les derniers mois.

Depuis le début des protestations, Teal-Jones a affirmé avoir des pratiques environnementales durables. Le gouvernement de la Colombie-Britannique a dit qu’il travaille à mettre en place les recommandations d’un plan stratégique pour effectuer une transition dans son industrie forestière.

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Une camionnette de police de la Gendarmerie royale du Canada en route vers un campement à Fairy Creek

Le gouvernement de la Colombie-Britannique évalue que 23 % des forêts de la province sont anciennes, c’est-à-dire qu’elles ont plus de 250 ans. Une étude en date d’avril 2020 a cependant mis en évidence que seulement 3 % de ces forêts abritaient la biodiversité et les arbres géants typiques de la province. S’ils ont une grande valeur environnementale, ces milieux sont aussi très importants pour l’industrie forestière et les emplois qui en découlent.

Désobéissance civile

Dans la nuit de dimanche à lundi, Émile Bernard s’est porté volontaire pour construire en pleine nuit deux tripodes à partir de troncs d’arbres. Puis, il s’y est attaché, en compagnie de Pan*, un autre protestataire. L’objectif, ralentir l’avancée de la Gendarmerie royale du Canada, et, enfin, celle de Teal-Jones, sur la route menant au camp appelé River. « J’aime vraiment ça, grimper dans les arbres », a-t-il simplement dit à La Presse après l’évènement.

  • Arrestation d’Émile Bernard (en haut à droite) lundi à Fairy Creek

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    Arrestation d’Émile Bernard (en haut à droite) lundi à Fairy Creek

  • Arrestation d’Émile Bernard lundi à Fairy Creek

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    Arrestation d’Émile Bernard lundi à Fairy Creek

  • Arrestation d’Émile Bernard lundi à Fairy Creek

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    Arrestation d’Émile Bernard lundi à Fairy Creek

  • Émile Bernard une fois de retour au campement, après son arrestation

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    Émile Bernard une fois de retour au campement, après son arrestation

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Le moment de l’arrestation, qui a duré plus d’une heure, a cependant été source de grande tension pour lui et la petite foule rassemblée au-delà de la limite policière. Perché sur les morceaux de bois, faisant dos à l’échelle qui avait été mise sur pied par des membres du groupe tactique d’intervention de la Gendarmerie royale du Canada, Émile Bernard a, par moments, été dans une position d’une telle précarité que même les membres de son équipe l’ont interpellé.

C’est finalement les yeux fermés et tremblant sous les assauts de la peur et du vent que le jeune Québécois a été ramené à terre. Les chants du groupe de protestataires ont accompagné toute l’opération.

Les communautés autochtones divisées

Les protestations de Fairy Creek ont lieu sur le territoire de la Première Nation Pacheedaht, qui a demandé à quelques reprises aux opposants sur son territoire de quitter l’endroit en soulignant souhaiter elle-même gérer ses ressources. L’industrie forestière fait par ailleurs partie des revenus disponibles pour la communauté.

En juin, trois Premières Nations, dont la nation Pacheedaht, ont demandé au gouvernement de la Colombie-Britannique de suspendre pour deux ans les coupes forestières sur le territoire de 2000 hectares qui leur appartient. La demande a été acceptée, mais n’a pas mis fin aux blocages des protestataires qui, eux, demandent un moratoire plus large sur l’industrie forestière.

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Bill Jones, aîné de la nation Pacheedaht

Pour l’aîné de la nation Pacheedaht Bill Jones, rencontré par La Presse à Fairy Creek, le fonctionnement politique des Premières Nations est corrompu. « L’élite politique dans la réserve reçoit des offres qu’elle ne peut pas refuser, a-t-il expliqué en entrevue. À cause du mode d’autogouvernance, le conseil de bande n’a pas à rendre de comptes aux membres [de la réserve] », a-t-il dénoncé.

Les groupes d’opposants aux coupes forestières sont les bienvenus sur le territoire, a-t-il réitéré, parce qu’ils « ressentent que la forêt, les rivières et le monde ont de la valeur ».

* Certains protestataires ont préféré donner leur nom de camp par peur de représailles des forces de l’ordre.

Protection des forêts anciennes : les libéraux veulent mettre la main à la pâte

La protection des forêts anciennes de la Colombie-Britannique s’est invitée dans la campagne électorale fédérale alors que le mouvement de protestation, dans l’île de Vancouver, vient d’atteindre un an et 830 arrestations.

Le gouvernement libéral a annoncé le 21 août que s’il était réélu le 20 septembre, il contribuerait à hauteur de 50 millions de dollars pour la création d’un fonds de la nature britanno-colombien afin de protéger les forêts anciennes de la province. Le gouvernement de Justin Trudeau souhaite aussi conclure un accord sur la nature avec la Colombie-Britannique visant à protéger une partie des forêts anciennes, tout en élargissant les zones déjà protégées.

Rappelons qu’en 2018, le Parti libéral du Canada (PLC) a annoncé un nouveau Fonds de la nature, qui permet notamment l’achat et la protection de terres privées.

Appuis politiques

Parallèlement, le candidat libéral de Vancouver-Nord et ministre de l’Environnement et du Changement climatique sortant, Jonathan Wilkinson, a aussi offert son appui.

Les forêts anciennes sont une source d’émerveillement et de fierté pour les Britanno-Colombiens et tous les Canadiens, mais elles sont de plus en plus menacées.

Jonathan Wilkinson, ministre de l’Environnement et du Changement climatique sortant, dans un communiqué

Le Parti libéral du Canada « va soutenir la province de la Colombie-Britannique, les Premières Nations et les communautés locales pour qu’elles travaillent à mieux protéger les forêts anciennes d’importance pour les futures générations », a-t-il ajouté.

Le Nouveau Parti démocratique (NPD) de Jagmeet Singh est resté muet sur le sujet ; la question des forêts anciennes ne fait pas partie de sa plateforme électorale. Paul Manly, candidat pour le Parti vert du Canada pour la circonscription de Nanaimo-Ladysmith, dans l’île de Vancouver, a pour sa part annoncé le 26 août vouloir mettre fin aux coupes forestières dans la région de Fairy Creek.

Environ 150 personnes se sont rassemblées devant l’hôtel de Justin Trudeau à Vancouver le 24 août dernier afin de dénoncer les coupes forestières dans les forêts anciennes de la Colombie-Britannique.