Voici revenu ce temps délicieux. Le vent est frais, les feuilles virevoltent, les constitutionnalistes se frottent les mains. Ils retournent dans les rayons moins fréquentés de leur bibliothèque. Cherchent sous les rubriques « gouvernement minoritaire » et « pouvoirs du gouverneur général ». Ils en retirent de vieux traités. Ils lancent joyeusement quelques bûches dans le poêle et, émus, tournent les pages jaunies au coin du feu qui crépite.

Car pour une rare fois, on ne sait pas quel parti obtiendra le plus de sièges aux élections fédérales. Mieux : on semble se diriger vers un gouvernement minoritaire. Mieux encore : on ne sait pas si le parti ayant obtenu le plus de sièges formera le gouvernement !

C’est donc le temps de relire l’affaire « King-Byng », pour des raisons tant juridiques que purement musicales.

King-Byng ! Parlez-moi d’un nom qui sonne.

C’était en 1926, le premier ministre s’appelait King et le gouverneur général s’appelait Byng.

PHOTO TIRÉE DE LA COLLECTION D’ARCHIVES GEORGE-METCALF

Julian Byng, en avril 1917

Les libéraux de William Lyon Mackenzie King étaient au pouvoir depuis 1921. Ils avaient obtenu cette année-là le plus grand nombre de sièges, mais il leur en manquait deux pour avoir la majorité. Diverses alliances, défections et manœuvres leur avaient permis de gouverner jusqu’en 1925.

Mais les élections de 1925 ont vu arriver les conservateurs au premier rang, avec 115 sièges (sur 245), les libéraux au deuxième avec 100. Les libéraux ont néanmoins conservé le pouvoir, grâce à l’appui du « Parti progressiste ». Pourquoi ? La convention constitutionnelle veut que le parti au pouvoir soit celui qui obtient la confiance de la Chambre des communes. La question ne se pose pas en cas de majorité. En cas de minorité, en principe, celui qui a le plus de sièges est en meilleure position pour obtenir cette confiance. Mais pas toujours !

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Quand la Chambre est dissoute, des élections sont déclenchées, mais le gouvernement demeure en fonction. Si le parti au pouvoir n’obtient pas de majorité, il peut tenter d’obtenir l’appui de la Chambre. Même s’il arrive en deuxième place.

Pas plus tard que l’an dernier, au Nouveau-Brunswick, les libéraux (qui étaient au pouvoir) ont obtenu un siège de moins que les conservateurs. Le premier ministre Brian Gallant a refusé de céder sa place, espérant obtenir l’appui de députés verts. Il a été défait à la première occasion. En Colombie-Britannique, le NPD gouverne avec les verts, même s’il a obtenu moins de sièges que les libéraux.

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Revenons à King-Byng.

En 1925, donc, King est demeuré en poste même si les conservateurs avaient 15 sièges de plus. Les 22 « progressistes » l’appuyaient.

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

William Lyon Mackenzie King vers 1942

Sauf que cette alliance n’a pas duré et, l’année suivante, les progressistes ont largué les libéraux.

King est donc allé voir Lord Julian Byng – car à l’époque, le gouverneur général était encore un aristocrate britannique. Il lui a demandé de dissoudre la Chambre et de déclencher des élections.

Byng a refusé.

Boum !

King démissionne. Le chef conservateur Arthur Meighen devient premier ministre par décision du gouverneur général. Mais quatre jours plus tard, les conservateurs sont défaits en Chambre. Meighen va donc voir à son tour Byng pour faire dissoudre la Chambre.

Bang, Byng déclenche des élections.

Elles ont lieu le 14 septembre 1926. Les libéraux remportent une majorité de sièges – mais moins de votes que les conservateurs.

Le pauvre Meighen est demeuré premier ministre moins de trois mois.

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Les experts ne s’entendent toujours pas pour dire si le gouverneur général a outrepassé ses pouvoirs en 1926 en refusant de dissoudre la Chambre, comme le demandait King. Mais comme on l’a vu, ça n’a pas changé grand-chose : quatre jours plus tard, on revenait à la case départ.

Le constitutionnaliste Peter Hogg souligne que ce lord anglais au nom mélodique avait refusé la demande du premier ministre libéral, qui s’appuyait pourtant sur les précédents britanniques. C’est au Canada d’établir ses propres précédents, avait rétorqué l’aristocrate !

Or, note Hogg, l’ironie est que King a fait sa campagne de 1926 sur le thème du nationalisme canadien : il dénonçait comme une ingérence ce refus du représentant du roi de respecter sa demande… fondée sur les traditions britanniques.

Encore aujourd’hui, le débat fait rage. Bon, disons une toute petite rage ? Des experts estiment que Byng a bien fait, car King voulait dissoudre la Chambre par pure manœuvre, afin d’éviter un vote de défiance. D’autres, au contraire, estiment que le gouverneur général n’a pas le pouvoir de refuser une demande de dissolution du chef du gouvernement.

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À part cette affaire, le baron Byng a donné son nom à une école, rue Saint-Urbain. C’est surtout grâce à son épouse, Marie Evelyn Moreton, que son nom retentit encore, chaque printemps : Lady Byng, grande amatrice de hockey, a laissé son nom à un trophée qui honore un joueur dont les performances sont « remarquables », mais qui « conserve un esprit sportif », ce qui ne va pas toujours de pair, en sport comme en politique.

Les progressistes, eux, ont implosé et fini par fusionner avec les conservateurs, qui ont été connus pendant plusieurs années (et le sont encore dans certaines provinces) sous l’étrange nom de « progressistes-conservateurs ».

La morale de cette histoire ? À la fin, la règle n’est pas infiniment compliquée : il ne suffit pas d’arriver premier au fil d’arrivée, il faut surtout, pour gouverner, obtenir l’appui d’une majorité de députés, quel que soit leur parti.

Aussi, les petits partis qui aident les gros à survivre au pouvoir se font souvent bouffer et finissent dans les livres d’histoire en compagnie de vieux barons.