En pleine campagne électorale, la gestion de l’affaire SNC-Lavalin est encore une question délicate pour Justin Trudeau. Or, selon des chercheurs en linguistique, le blâme qu’a reçu le premier ministre pour avoir tenté d’influencer l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould pourrait avoir été basé sur un « malentendu ».

Dean Mellow et Dasha Gluhareva, deux chercheurs en linguistique à l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique, ont décortiqué scientifiquement la fameuse conversation tenue en décembre 2018 entre Jody Wilson-Raybould et Michael Wernick, ancien greffier du Conseil privé.

Cette conversation, enregistrée secrètement par Mme Wilson-Raybould et publiée par la suite, est la pièce centrale qui a permis au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique de conclure que Justin Trudeau et son entourage avaient tenté d’exercer une influence indue sur l’ancienne ministre de la Justice.

Mais après avoir analysé la conversation, les experts soutiennent qu’elle est truffée d’ambiguïtés. Cela leur fait dire qu’il n’est pas clair que des menaces, même voilées, y ont été proférées. Rappelons que selon le commissaire, Justin Trudeau a tenté de mettre de la pression pour qu’un accord de réparation soit offert à l’entreprise SNC-Lavalin, accusée de fraude et de corruption en Libye.

Il y a beaucoup de malentendus dans cette conversation. Mme Wilson-Raybould et M. Wernick utilisent des mots comme “outil” et des pronoms comme “ça” et “cela” auxquels ils ne semblent pas attribuer le même sens.

Dean Mellow, professeur associé au département de linguistique à l’Université Simon Fraser

Le chercheur note aussi que les interlocuteurs changent souvent de sujet pendant la conversation de 17 minutes. À deux reprises, M. Wernick est même conscient qu’il existe un malentendu et tente de l’éclaircir, en vain.

« Nous avons voulu distinguer ce que Mme Wilson-Raybould a perçu de cette conversation de ce que M. Wernick avait l’intention de dire. Et il peut s’agir de deux choses complètement différentes », ajoute M. Mellow, qui a effectué les travaux avec Dasha Gluhareva, étudiante au doctorat en acquisition du langage. Leur analyse a été publiée sur le site The Conversation.

« Trouver un moyen de le faire »

L’un des éléments centraux de la conversation survient lorsque M. Wernick affirme que Justin Trudeau « trouvera un moyen de le faire ». La retranscription exacte de la conversation, qui s’est déroulée en anglais, est truffée d’hésitations et de répétitions. Voici une traduction des propos de M. Wernick.

« Alors le premier ministre… hum… voudrait être en mesure de dire… hum… qu’il a essayé tout ce qu’il pouvait… euh… vous savez, à partir d’une boîte à outils légitimes pour essayer de contrer… hum, alors il, il est, est… assez déterminé [rires], assez ferme… euh… mais il veut, il veut savoir pourquoi la voie de l’accord de poursuite différée qu’offre le Parlement… n’est pas utilisée… et je crois qu’il trouvera une façon de le faire d’une façon ou d’une autre. »

En anglais, M. Wernick utilise l’expression « find a way to get it done one way or another ».

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Mme Wilson-Raybould a conclu de ces propos que M. Trudeau cherchait une façon de contourner la décision de refuser un accord de réparation à SNC-Lavalin. Cette décision avait été prise par la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel. Mais le chercheur Dean Mellow plaide qu’il est impossible d’analyser cet extrait hors contexte et qu’il faut écouter l’entièreté de la conversation.

Il note que tout au long de l’échange, M. Wernick cherche à obtenir les raisons pour lesquelles l’accord de réparation n’a pas été accordé. M. Wernick semble intéressé d’apprendre qu’il existe une note expliquant cette décision.

Pour des raisons obscures, cette note a été envoyée au bureau du premier ministre, mais n’y a pas été reçue. M. Wernick met d’ailleurs fin à la conversation lorsque Mme Wilson-Raybould lui promet de renvoyer la note. Cela fait dire aux chercheurs que l’objectif de M. Wernick était peut-être justement d’obtenir les raisons justifiant le refus. « Une façon de le faire » pourrait ainsi faire référence à une façon d’obtenir ces explications. Une autre hypothèse est que cette expression fasse référence à l’idée d’obtenir un avis juridique extérieur.

Quoi qu’il en soit, les chercheurs affirment qu’il est difficile d’affirmer avec certitude que M. Wernick cherchait à contourner la décision prise par la directrice des poursuites pénales. C’est pourtant ce qu’a conclu le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion. Dans son rapport, ce dernier affirme que la conversation entre Jody Wilson-Raybould et Michael Wernick constitue « la plus flagrante des tentatives d’influencer Mme Wilson-Raybould » de la part du premier ministre et de son entourage. Il conclut que l’enregistrement « a démontré clairement » que M. Wernick demandait à la procureure générale de revenir sur sa décision.

PHOTO LARS HAGBERG, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould devant le comité de la justice de la Chambre des communes lors de son témoignage dans l’affaire SNC-Lavalin. 

Une preuve « pas très forte »

« Notre préoccupation principale est que M. Dion a fait une interprétation des intentions de Wernick, mais n’a pas expliqué son raisonnement. Nous croyons qu’il devrait fournir une analyse pour étayer sa thèse », dit M. Mellow, qui soutient que le langage parlé est parfois imprécis et qu’il faut tenir compte des nombreux sens qu’il peut véhiculer.

Les chercheurs notent que la fameuse conversation représente la pièce à conviction la plus complète analysée par le commissaire Dion pour conclure que de la pression indue avait été mise sur l’ancienne ministre de la Justice. L’analyse des autres rencontres et conversations est basée sur des notes. Est-ce à dire qu’il faudrait remettre en question l’ensemble du rapport de M. Dion sur l’ingérence de M. Trudeau dans l’affaire SNC-Lavalin ?

Si la pièce à conviction la plus flagrante est cette conversation, et c’est ce que dit M. Dion, nous croyons que la preuve n’est pas très forte – ou, en tout cas, qu’elle doit être expliquée.

Dean Mellow, professeur associé au département de linguistique à l’Université Simon Fraser

Le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique n’a pas voulu accorder d’entrevue sur le sujet, affirmant que « le rapport du commissaire Dion parle de lui-même ».

Dean Mellow tient à dire que sa collègue et lui n’ont aucune intention politique et qu’ils agissent en « linguistes neutres ». Ils ont maintenant l’intention de publier leur analyse dans une revue savante. « Pour nous, il s’agit d’une rare occasion d’analyser le langage réel et de montrer comment les malentendus surviennent », dit M. Mellow.