Enfants du divorce, de la télé et des premiers jeux vidéo, la génération X occupe désormais les plus hauts échelons du pouvoir : les chefs des principales formations fédérales – soit le Parti libéral, le Parti conservateur, le Nouveau Parti démocratique et le Bloc québécois – en sont issus. Le fait d’avoir grandi dans une génération souvent négligée, dans l’ombre des baby-boomers, teinte-t-il leurs préoccupations ?

Gen X au pouvoir

Pour la première fois au pays, les chefs du Parti libéral, du Parti conservateur, du NPD et du Bloc québécois sont tous des membres de la génération X. Cela change en profondeur la joute politique, selon des experts.

Jeux vidéo à basse résolution. Toupets maintenus en place par du fixatif. Hausse des divorces, arrivée des CD dans les maisons et des synthétiseurs dans les chansons de Leonard Cohen.

La génération X était déjà associée aux changements culturels et technologiques. Aujourd’hui, il faut ajouter un autre thème à cette liste : le pouvoir politique.

Pour la première fois au pays, les chefs du Parti libéral (47 ans), du Parti conservateur (40 ans), du NPD (40 ans) et du Bloc québécois (54 ans) sont tous des membres de la génération X, cette cohorte née entre 1965 et 1980, entre les baby-boomers et les milléniaux (à 65 ans, Elizabeth May, à la tête du Parti vert, est la doyenne de la cohorte électorale ; Maxime Bernier, à 56 ans, est un boomer). Ces chefs quadragénaires ou quinquagénaires apportent une nouvelle façon de faire de la politique, selon des experts.

« Le programme politique a changé, le style a changé et la façon de parler aux gens a changé », résume John Duffy, ancien conseiller stratégique de Paul Martin, et conseiller sénior pour plusieurs gouvernements libéraux provinciaux en Ontario.

Les politiciens de la génération X, note M. Duffy, ont commencé leur carrière à une époque où il n’est plus acceptable d’avoir un langage agressif, de chercher ouvertement à tirer un avantage politique d’une situation donnée. Les politiciens d’aujourd’hui doivent plutôt projeter l’image de personnes gentilles, de personnes bien intentionnées, qui agissent pour le bien commun.

« Quand Brian Mulroney a dit qu’il avait convoqué la conférence du lac Meech pour “lancer les dés” au sujet de l’avenir du Canada, il croyait qu’il pouvait s’en tirer. Mais il n’a pas pu s’en tirer. Aujourd’hui, il serait impensable que Trudeau, Scheer ou Singh emploient de tels mots. »

Les politiciens de la vieille école, « des gens comme Denis Coderre ou Brian Mulroney », ne sont plus au goût du jour, dit M. Duffy, qui est l’un des directeurs et cofondateurs du cabinet de conseil StrategyCorp, situé à Toronto et à Ottawa, et qui n’est pas impliqué dans la campagne libérale fédérale en cours.

PHOTO FOURNIE PAR JOHN DUFFY

John Duffy, ancien conseiller stratégique de Paul Martin, et conseiller sénior pour plusieurs gouvernements libéraux provinciaux en Ontario.

Les politiciens d’aujourd’hui doivent être sincères, doivent se connecter émotivement aux gens. Ils sont censés se préoccuper des sentiments des gens. Ils sont censés être aimables.

John Duffy, ancien conseiller stratégique de Paul Martin, et conseiller sénior pour plusieurs gouvernements libéraux provinciaux en Ontario

« Aussi, il n’y a plus de tolérance pour les gens qui sont honorables publiquement et méchants en privé. Vous devez être authentiquement gentil et vous devez projeter cette image autour de vous. C’est la norme », dit M. Duffy.

Regard neuf

Jennifer Ditchburn, ancienne journaliste politique à La Presse canadienne à Ottawa et rédactrice en chef d’Options politiques, le forum politique de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), est elle-même issue de la génération X. Les gens de la génération X ne voient pas le monde de la même façon que les baby-boomers, dit-elle.

« Plusieurs d’entre nous ont des grands-parents qui sont allés se battre à la guerre. Aussi, nous nous rappelons l’époque avant l’arrivée de l’internet et des réseaux sociaux. Donc nous chevauchons à la fois l’après-guerre et le monde numérique, le réchauffement climatique… Tout cela fait partie de vous quand vous êtes dans la génération X. »

Cela dit, Mme Ditchburn attend de voir des gestes concrets de la part des élus – comme une approche équitable envers les citoyens des Premières Nations, une lutte radicale contre les changements climatiques ou bien l’adoption d’un mode de scrutin à représentation proportionnelle – avant de juger ces chefs politiques relativement jeunes.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ CONCORDIA

Jennifer Ditchburn, ancienne journaliste politique à La Presse canadienne à Ottawa et rédactrice en chef d’Options politiques, le forum politique de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP)

Ils ne sont pas encombrés par le passé, alors j’aimerais voir les jeunes chefs se démarquer de ce qui s’est fait avant eux.

Jennifer Ditchburn, rédactrice en chef d’Options politiques, le forum politique de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP)

Sébastien Dallaire, directeur général de la firme de sondage Ipsos Québec, remarque que les chefs politiques de la génération X ont le pouvoir d’inciter les jeunes électeurs à se rendre aux urnes le 21 octobre. « En 2015, Justin Trudeau avait réussi à mobiliser les jeunes. Il sera intéressant de voir s’ils vont être aussi nombreux à aller voter cette année, maintenant que l’ensemble des chefs des principaux partis est relativement jeune. »

Les chefs politiques de la génération X ont l’avantage de pouvoir établir des connexions tant avec les baby-boomers qu’avec les milléniaux, ces deux groupes représentant la majorité de l’électorat, dit-il. « Ils ont une proximité avec les deux générations, ce qui n’était pas le cas dans le passé, où les chefs étaient surtout des baby-boomers. »

PHOTO FOURNIE PAR IPSOS QUÉBEC

Sébastien Dallaire, directeur général de la firme de sondage Ipsos Québec

Quand vous avez 40 ou 50 ans, c’est plus facile de rejoindre un électeur âgé de 30 ans que si vous avez 75 ans. La distance est moins grande, et les chefs peuvent rejoindre l’ensemble de l’électorat.

Sébastien Dallaire, directeur général de la firme de sondage Ipsos Québec

Bruno Guglielminetti, consultant en communication numérique, note que les politiciens de la génération X sont toutefois souvent loin de briller sur les réseaux sociaux – contrairement aux politiciens milléniaux, qui ont été élevés sur le Net. « La génération X est probablement la dernière génération pour qui ce n’est vraiment pas naturel d’être sur les réseaux sociaux », dit-il (voir texte en onglet 4).

L’ère Obama

C’est l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, il y a 11 ans, qui a provoqué un changement de garde, note John Duffy. Même si Obama, né en 1961, est techniquement un baby-boomer, son élection à la tête des États-Unis à l’âge de 47 ans a défini un tout nouveau style politique.

Obama a présenté avec beaucoup de succès une image gentille, sensible, intelligente, qui n’impliquait pas la colère, qui n’impliquait pas des calculs politiques.

John Duffy

Les politiciens comme Barack Obama sont mieux outillés pour parler des nouveaux enjeux, comme le réchauffement climatique. « Le réchauffement climatique est devenu un sujet d’inquiétude généralisée. Ce n’était pas le cas auparavant. Les causes environnementales ont longtemps été secondaires, mais elles sont maintenant au premier plan. »

Si les chefs de la génération X n’utilisent pas la colère, cela ne veut pas dire que la colère a disparu du paysage politique : les chefs populistes l’utilisent, parfois avec succès.

« Doug Ford utilise la colère. Donald Trump utilise la colère. Boris Johnson aussi. Mais ces gens sont situés à l’extérieur du cadre de référence de ce qu’est devenue la nouvelle norme politique. Les politiciens mainstream du Canada se tiennent loin de ça. On le voit dans la campagne actuelle. »

Seinfeld, garde partagée et Nirvana

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Les membres de la génération X ont été façonnés par des changements culturels et sociaux.

Menace nucléaire, multiculturalisme naissant, arrivée des chaînes de nouvelles 24 heures… Les membres de la génération X ont été façonnés par des changements culturels et sociaux. En voici quelques-uns.

Droits des femmes

Les gens issus de la génération X ont grandi dans un monde où les femmes n’avaient pas le pouvoir ou l’autorité des hommes. « Quand nous étions enfants, nous voyions bien que les rôles des sexes étaient différents, explique Jennifer Ditchburn, rédactrice en chef d’Options politiques, le forum politique de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP). Les femmes ont davantage de pouvoir aujourd’hui, même s’il reste beaucoup de travail à faire. »

Divorce

La génération X est la première génération à avoir connu les familles divorcées : le taux de divorce est passé de moins de 50 par tranche de 100 000 habitants au début des années 60 à plus de 250 par tranche de 100 000, 20 ans plus tard. La garde partagée, les demi-frères et demi-sœurs sont tous apparus avec la génération X, devenue experte dans l’art des familles recomposées.

Chaînes 24 heures

En 1992, le groupe U2 lançait sa tournée Zoo TV, dans laquelle il dénonçait l’omniprésence des chaînes d’information câblées 24 heures comme CNN et la surdose d’information à laquelle les Occidentaux étaient exposés. Tout ça avant que la plupart des gens aient entendu parler de l’internet ! La génération X est sans conteste la génération qui a vécu une explosion du paysage médiatique et le début d’une lutte pour l’attention, lutte qui se poursuit à ce jour sur l’écran de notre téléphone.

Menace nucléaire

La guerre froide entre les États-Unis et l’URSS a captivé l’imaginaire de la génération X : il suffit de voir le nombre de films ayant un Russe comme « méchant » pour s’en rendre compte. Facile d’oublier que, quelques décennies plus tôt, plus de 10 millions de soldats russes mouraient pour libérer l’Europe des griffes nazies. « Nous avons grandi avec la menace nucléaire, on en parlait souvent à l’école, dit Jennifer Ditchburn. Ça nous a marqués. La génération suivante, les milléniaux, n’a pas vécu une chose similaire. Ils ont grandi dans l’après-11-Septembre, et ont d’autres préoccupations. »

Nirvana et Seinfeld

Côté musique, l’émergence du grunge a été l’un des points phares de cette période. Enregistré en banlieue de Los Angeles, l’album Nevermind de Nirvana s’est vendu à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde, l’un des meilleurs vendeurs de l’histoire. À la télé, la série Seinfeld a marqué l’époque, même si son cocréateur Jerry Seinfeld est un baby-boomer (les Beatles ont marqué les baby-boomers, même si les membres du groupe n’étaient pas des baby-boomers).

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Racisme et homophobie

Une blague raciste passe moins bien en 2019 que 20 ou 30 ans plus tôt, comme l’a appris Justin Trudeau avec l’histoire du blackface. En fait, il est frappant de constater à quel point se moquer des personnes d’une autre origine ethnique ou des personnes homosexuelles était courant lorsque la génération X était jeune. « Le racisme occasionnel n’était pas rare à l’école, dit Mme Ditchburn. L’homophobie était aussi présente. Vous n’avez qu’à regarder des films des années 80. Je les regarde aujourd’hui avec mes enfants, et je n’en reviens pas. Comment ai-je pu trouver ça drôle ? Mais ça faisait partie de l’environnement dans lequel nous avons été élevés. »

Réchauffement climatique

La génération X est la première génération à avoir eu conscience de vivre sur une planète en proie à un réchauffement créé par l’humain, réchauffement qui menace la survie des espèces et la vie humaine. Malgré cette prise de conscience et le fait qu’elle soutient être préoccupée par l’avenir de la planète, la génération X n’est pas particulièrement verte dans ses choix au quotidien : la popularité des camions et des VUS sur nos routes et les ventes records d’essence parlent d’elles-mêmes. Les membres de la génération X voyagent aussi davantage et habitent des maisons plus grandes que celles qu’habitaient leurs parents à leur âge.

Peu naturels sur les réseaux sociaux

La génération X a grandi dans un monde analogique… pour ensuite adopter le monde numérique, les réseaux sociaux et leur rythme effréné. Résultat : leur manque d’aisance avec ces technologies est évident, explique à La Presse Bruno Guglielminetti, consultant en communication numérique et animateur de la balado sur l’actualité numérique Mon carnet.

PHOTO FOURNIE PAR BRUNO GUGLIELMINETTI

Bruno Guglielminetti, consultant en communication numérique et animateur de la balado sur l’actualité numérique Mon carnet

Q. Comment percevez-vous les politiciens de la génération X lorsqu’il est question de technologies numériques ?

R. Ils font probablement partie de la dernière génération pour qui ce n’est vraiment pas naturel d’être sur les réseaux sociaux, et ça se sent. Je regardais une vidéo que Justin Trudeau a faite juste avant sa semaine catastrophique, alors qu’il était dans le sud de l’Ontario. La vidéo était tellement mal montée, on le voyait qui faisait un signe à son caméraman pour dire qu’il était prêt, ensuite il a fait son annonce sur le ton de celui qui est pompé, et après il s’est arrêté. On voyait qu’il jouait pour la caméra. Denis Coderre aimait parler d’authenticité. Eh bien, on voit que ce n’est pas authentique. Dans la campagne actuelle, tous les chefs sont pareils : ils sont sur les réseaux sociaux parce qu’ils doivent être là. Ils travaillent avec des équipes de communication qui sont composées de gens plus jeunes qui comprennent l’importance des réseaux sociaux. Ils veulent être de 2019, mais on sent que ce n’est pas naturel. Tout est très réfléchi, soupesé, etc. Il n’y a pas du tout de spontanéité. Je pense qu’ils sont les derniers à être comme ça, et que la prochaine génération de politiciens va carrément vivre sur son téléphone.

Q. Avez-vous des exemples en tête ?

R. L’élue démocrate américaine Alexandria Ocasio-Cortez est un bon exemple. Elle est à l’aise sur les réseaux sociaux, elle fait des blagues, elle est naturelle. Pour elle, c’est un outil de communication. Ça fait partie d’elle. Je dirais aussi qu’il y a une autre exception dans le paysage politique : Donald Trump. Trump a découvert un jour qu’il pouvait dire le fond de sa pensée sur son compte Twitter. Je donne son exemple pour dire que ce n’est pas nécessairement bon que les politiciens soient maîtres de leurs communications. Sauf que c’est difficile d’avoir plus authentique que ça. Ça sort directement de la bouche du cheval.

Q. Comment cela va-t-il influencer le paysage politique ?

R. Je pense que ça ramène sur le tapis la notion du droit à l’oubli. Si on prend l’exemple des récentes photos de Justin Trudeau, ça faisait longtemps qu’un chef de parti n’avait pas été dans un scandale à cause de photos ou de vidéos compromettantes. En fait, je ne pourrais même pas vous nommer la dernière fois qu’une vidéo ou une photo a mis dans l’embarras un chef de parti ! Au Canada, c’est très rare. Dans la prochaine génération, on va en avoir plein, des exemples comme ça. J’ai hâte de voir comment les électeurs vont réagir. Justin Trudeau a goûté à ce que les autres vont goûter dans la prochaine génération. Repensons à quand on était jeunes, on était au cégep. On a sans doute fait des niaiseries, ou des trucs qui aujourd’hui ne seraient plus acceptables. Mais personne n’a pris de photo parce que personne n’avait un téléphone cellulaire avec un appareil photo à portée de main. Maintenant, tout le monde a ça. Que ce soit gentil ou méchant, les gens le captent. Et n’oublions pas : les amis un jour seront peut-être les ennemis politiques du lendemain.