Brett Wilson n’a pas tout à fait le cœur à la fête. Pourtant, l’homme d’affaires et mécène reçoit le gratin des affaires de Calgary à son somptueux manoir. Sur le gazon manucuré, les invités s’amusent à jouer au golf-frisbee et au mini-golf en ce magnifique après-midi de fin d’été.

Mais Brett Wilson affiche une mine sombre lorsqu’il grimpe me rencontrer à l’abri du brouhaha au troisième étage de sa demeure qui offre une vue splendide sur le centre-ville de la capitale meurtrie du pétrole.

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Des manifestants se font voir devant des bureaux où Justin Trudeau s’adresse à ses militants libéraux à Calgary, en Alberta, le 13 juillet dernier.

L’ex-dragon de la populaire émission Dragon’s Den fulmine, comme 71 % des Albertains qui estiment ne pas être traités avec le respect qu’ils méritent au sein du Canada, le plus haut niveau d’insatisfaction de toutes les provinces.

« Beaucoup d’Albertains se sentent poussés hors de la confédération. Ils veulent une entente raisonnable », me dit Brett Wilson à propos de la péréquation qu’il juge inéquitable. L’Alberta n’en reçoit pas un sou, même si son économie et ses finances publiques sont au fond du baril depuis la chute du prix du pétrole, en 2015.

Bien sûr, l’Alberta a l’habitude des cycles économiques en montagnes russes. Mais cette fois, la crise est structurelle, existentielle. Les États-Unis, qui achetaient l’essentiel de l’énergie albertaine, sont devenus le plus grand producteur mondial de pétrole et de gaz. De clients, ils sont devenus concurrents, forçant l’Alberta à trouver d’autres débouchés dans la douleur.

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« Je ne suis pas un séparatiste. Je suis un nationaliste frustré », affirme Brett Wilson.

Or, la Colombie-Britannique et le Québec se braquent contre les pipelines qui lui donneraient accès aux zones portuaires. Et Ottawa vient de passer deux projets de loi (C-69 et C-48) qui sont perçus comme une façon de cadenasser les nouveaux projets énergétiques.

Les Albertains se sentent attaqués dans leur ADN. La colère gronde dans la communauté des affaires qui, contrairement au Québec, ne se gêne pas pour parler d’indépendance. « Je ne suis pas un séparatiste. Je suis un nationaliste frustré », nuance Brett Wilson.

Assis à ses côtés, son ami Rafi Tahmazian abonde dans le même sens : « Mon identité est mise à mal », assure le gestionnaire de portefeuille et spécialiste de l’énergie pour la firme de fonds communs Canoe.

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La frustration ambiante a donné naissance à différents groupes de droite qui réclament l’indépendance pure et simple de l’Alberta.

Devant l’édifice de l’Assemblée législative à Edmonton, où il m’a donné rendez-vous, Peter Downing me parle de Wexit Alberta (pensez à West et Exit, comme dans Brexit au Royaume-Uni).

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Si Justin Trudeau est réélu, cela renforcera le sentiment d’aliénation des Albertains, estime Peter Downing.

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a des idées bien arrêtées, notamment sur la taxe carbone. « Le réchauffement climatique est une farce, un canular, me lance-t-il. C’est une excuse pour imposer des taxes. »

Tout l’été, l’ancien soldat et membre de la GRC a organisé des conférences un peu partout dans la province. Le thème : « La confédération peut-elle être réparée ? » Mais pour lui, la réponse est claire. L’Alberta doit faire cavalier seul, car elle n’a pas de poids politique au sein du Canada.

« Nous avons seulement 34 sièges au Parlement », dit-il. En comparaison, l’Ontario en a 121 et le Québec, 78. « Même si nous pouvions voter trois fois, le reste du Canada pourrait encore élire plus de libéraux », déplore-t-il.

Si Justin Trudeau est réélu, cela renforcera le sentiment d’aliénation des Albertains, estime Peter Downing qui souhaite se présenter aux prochaines élections provinciales en regroupant les différents partis indépendantistes qui ont fait patate aux dernières élections.

L’Alberta Independence Party n’a récolté qu’un maigre 0,7 % des votes… ce qui reste à peine 5000 votes de moins que les libéraux qui sont presque aussi marginaux sur la scène provinciale albertaine que les membres Parti Rhinocéros au Québec !

Lors du dernier scrutin provincial, la colère des Albertains contre Ottawa a plutôt été récupérée par les Conservateurs unis, qui ont fait bouillir la marmite en martelant que la première ministre sortante, la néo-démocrate Rachel Notley, avait collé ses politiques sur celles de Justin Trudeau, au détriment des intérêts de la province.

Le nouveau premier ministre Jason Kenney a remporté la victoire en promettant une approche plus offensive, plus revendicatrice… comme celle du Québec. Évoquant René Lévesque, il veut même organiser un référendum sur la péréquation. Je vous reparlerai de tout ça plus en détail dans une autre chronique lundi.

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Mais revenons à la séparation de l’Alberta qui décourage beaucoup d’Albertains, en particulier chez les francophones.

« Ce discours indépendantiste, c’est inquiétant pour moi. C’est absurde, je m’excuse. Ce qui fait notre pays, ce sont nos valeurs d’inclusion, d’ouverture d’esprit », considère Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada.

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« La séparation pure, ce n’est pas sérieux. C’est marginal. C’est une expression émotive et irrationnelle », dit Denis Perreaux, directeur général de la Société historique francophone de l’Alberta.

Denis Perreaux, lui, ne s’en fait pas outre mesure. « La séparation pure, ce n’est pas sérieux. C’est marginal. C’est une expression émotive et irrationnelle », me dit le directeur général de la Société historique francophone de l’Alberta, attablé à la terrasse du Café bicyclette, en plein cœur du quartier francophone d’Edmonton.

Si l’indépendantisme albertain reste un phénomène marginal, le néo-autonomisme a la cote, affirme Frédéric Boily, professeur de science politique à l’Université de l’Alberta, dont le campus francophone est juste de l’autre côté de la rue.

« Le mouvement séparatiste albertain a une double nature. On parle du séparatisme, mais en même temps on veut se retrouver à Ottawa, on veut prendre le contrôle à Ottawa pour avoir des politiques taillées sur mesure pour l’ouest du pays. C’est différent du souverainisme à la québécoise », dit-il.

Durant les années Harper, ce genre de discours était moins présent. Les Albertains avaient l’impression d’avoir leur homme à Ottawa. Mais chaque fois qu’un gouvernement libéral prend le pouvoir, le sentiment d’aliénation remonte en Alberta. Et c’est pire quand le premier ministre s’appelle Trudeau, à cause de la politique nationale sur l’énergie de Trudeau père, que les Albertains ont encore en travers de la gorge.

Mais le souverainisme albertain a des racines encore plus profondes. Dans les années 30, le premier ministre de l’Alberta avait même mis le lieutenant-gouverneur à la porte de sa résidence officielle. Le représentant de la reine s’était retrouvé à la rue sans voiture de fonction !

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Sur le terrain des vaches, les Albertains en ont marre des doubles standards. Dans la petite localité agricole de Camrose, à environ une heure au sud-est d’Edmonton, une dizaine de résidants ont organisé une assemblée de cuisine pour discuter avec moi des enjeux des prochaines élections fédérales, autour d’un café et d’un succulent crumble aux fruits.

Ils me racontent comment les agriculteurs de l’Ouest ont levé les yeux au ciel quand ils ont entendu l’annonce d’un plan fédéral d’aide à l’industrie laitière, très présente au Québec, qui subira les contrecoups du nouvel accord de libre-échange.

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D’Arcy Hilgartner exploite une ferme familiale. Ses ventes de légumineuses vers l’Inde et d’orge vers l’Arabie saoudite se sont écroulées à cause de différends avec le gouvernement canadien.

« En même temps, il y a des cultivateurs de grains, comme moi, qui ont subi les conséquences des tensions entre le Canada et la Chine », rappelle D’Arcy Hilgartner, qui exploite une ferme familiale. Ses ventes de légumineuses vers l’Inde et d’orge vers l’Arabie saoudite se sont aussi écroulées à cause de différends avec le gouvernement canadien.

Et jusqu’à maintenant, les fermiers de l’Ouest n’ont pas eu le moindre coup de main d’Ottawa. « Tout cela crée un certain niveau d’animosité, déplore-t-il. Ça accentue la division entre l’Est et l’Ouest. Ça nous sépare. »

Autre exemple de double standard : « Ottawa a brisé la loi pour sauver 9000 emplois chez SNC-Lavalin. Mais qu’a-t-on fait pour sauver les 100 000 emplois disparus dans l’industrie pétrolière ? », demande le maire de Camrose, Norman Mayer.

N’allez pas répondre que le fédéral a dépensé près de 5 milliards pour acheter le pipeline Trans Mountain et qu’il investira encore davantage pour augmenter sa capacité. Tous les Albertains sont convaincus que les libéraux ont agi ainsi pour masquer leur incompétence à gérer cet enjeu. Plusieurs croient dur comme fer que l’agrandissement n’aura jamais lieu.

De toute façon, l’issue des élections est déjà scellée en Alberta, traditionnellement conservatrice. En cette année électorale, les troupes d’Andrew Scheer exploitent la frustration de la population pour éliminer les trois seuls députés libéraux élus en Alberta.

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Des panneaux-réclames font de la publicité négative contre le gouvernement libéral, à Edmonton. 

À Edmonton, des panneaux-réclames font de la publicité négative contre le ministre des Ressources naturelles Amarjeet Sohi, invitant les électeurs à le mettre dehors pour « envoyer un message à Trudeau ».

Mais autrement, les Albertains ont le sentiment de voter dans le beurre. « Je me souviens d’une année où je voulais regarder les élections avec mes étudiants, raconte l’ancien professeur de science politique Bayard Reesor. Nous nous sommes assis devant le téléviseur à 20 h. Et boom : les libéraux étaient déjà élus ! Il n’y avait pas eu un vote de compté à l’ouest de l’Ontario. »

Cette année, le pire scénario pour l’Alberta serait un gouvernement libéral minoritaire avec le Parti vert qui détient la balance du pouvoir. Alors là, je vous jure que le sentiment indépendantiste va monter d’un cran !