(Ottawa) Les calculs des stratèges libéraux, qui ont accepté que leur chef Justin Trudeau participe à un deuxième débat en français sur les ondes du réseau TVA durant la campagne électorale, tout en écartant l’idée de prendre part à plus d’une joute oratoire en anglais, étaient simples.

Au réseau de télévision le plus regardé au Québec, Justin Trudeau jouirait d’une vitrine exceptionnelle pour faire valoir les différences marquées entre lui et son principal adversaire, le chef du Parti conservateur Andrew Scheer, qui n’a évidemment pas la même aisance que lui en français. Il pourrait marquer des points en mettant en relief les positions de son parti dans des dossiers comme l’environnement, l’économie ou encore les investissements pour améliorer le sort de la classe moyenne.

Pour étoffer sa cause, il pourrait aussi agiter l’épouvantail de Stephen Harper, l’ancien premier ministre conservateur, ou encore évoquer les compressions d’un autre conservateur, l’actuel premier ministre de l’Ontario Doug Ford, comme il le fait d’ailleurs sans cesse depuis deux semaines.

Les stratèges libéraux calculaient qu’une bonne performance de leur chef permettrait au Parti libéral de maximiser ses chances de faire des gains aux dépens du Nouveau Parti démocratique (NPD) au Québec, où l’affaire SNC-Lavalin n’a pas eu le même retentissement que dans le reste du pays, et, par ricochet, de leur assurer un deuxième mandat de suite.

Calculs politiques

Depuis des mois, les libéraux ambitionnent de colorer en rouge une quinzaine de circonscriptions de plus au Québec afin de compenser les éventuelles pertes de sièges dans les provinces atlantiques et dans l’Ouest.

Mais ces grands calculs politiques ont été faits avant que Justin Trudeau n’ouvre toute grande la porte, le jour même du déclenchement des élections, à une participation du gouvernement fédéral à une contestation de la Loi sur la laïcité au Québec devant les tribunaux.

Ils ont été faits avant que le premier ministre du Québec, François Legault, ne remette sa liste de demandes aux chefs fédéraux — respect de la Loi sur la laïcité, pouvoirs accrus en immigration, instauration d’une déclaration de revenus unique et application de la loi 101 aux entreprises sous compétence fédérale installées au Québec —, des demandes qui ont essentiellement déjà été rejetées par Justin Trudeau.

Surtout, ils ont été faits avant que le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, ne réussisse à donner un second souffle à sa formation politique, durement éprouvée depuis 2011. Le second souffle est tel que des candidats libéraux risquent maintenant de terminer bons deuxièmes ou même troisièmes dans des circonscriptions où des luttes à trois se dessinent.

Moment fort

Le Face-à-Face à TVA, qui mettra aux prises quatre des six chefs (le chef du NPD Jagmeet Singh participe au débat, mais la cheffe du Parti vert, Elizabeth May, et le chef du Parti populaire du Canada, Maxime Bernier, n’ont pas reçu leur carton d’invitation du réseau), s’annonce comme le moment fort d’une campagne qui a été peu inspirante pour la grande majorité des électeurs jusqu’ici.

D’autant que les deux débats organisés par la Commission des débats des chefs qui auront lieu la semaine prochaine (le premier en anglais aura lieu le lundi 7 octobre tandis que celui en français aura lieu le jeudi 10 octobre) risquent d’être moins dynamiques. Il sera difficile pour l’un ou l’autre des leaders de s’imposer dans une joute à six — le plus grand nombre de participants jamais invités à un débat des chefs.

Trois thèmes seront abordés durant les deux heures de débat à TVA ce soir : l’immigration et les politiques sociales ; l’économie et l’environnement ; la gouvernance et la place du Québec au sein du Canada.

Le délicat dossier de la laïcité sera abordé dans le cadre du premier thème, tout comme celui de la gestion des milliers de migrants qui ont traversé la frontière canado-américaine de façon irrégulière à la hauteur du chemin Roxham, en Montérégie, au cours des deux dernières années. Justin Trudeau se fera rapidement remettre au visage par le chef bloquiste sa position sur la Loi sur la laïcité. Il devra aussi répondre aux attaques du chef conservateur sur la gestion du dossier des migrants irréguliers.

La Loi sur la laïcité adoptée par le gouvernement Legault jouit de l’appui d’une majorité de Québécois. Mais elle est de plus en plus dénoncée à l’extérieur des frontières de la province. Lundi soir, le conseil municipal de Calgary a adopté une motion à l’unanimité qui condamnait cette loi interdisant le port de signes religieux à certains employés de l’État. La motion a été présentée par le conseiller municipal George Chahal, dont le père porte le turban sikh. Les conseils municipaux de Toronto, de Brampton et de Kitchener, en Ontario, ou encore de Victoria, en Colombie-Britannique, ont aussi adopté une motion du même genre au cours des derniers mois.

Récemment, le maire de Calgary, Naheed Nenshi, a écrit une longue lettre dans le quotidien Washington Post pour dénoncer le refus des chefs fédéraux de s’engager à défendre devant les tribunaux les droits et libertés des personnes qui sont touchées par cette loi québécoise.

Durant ce premier débat auquel il participe, Justin Trudeau ne pourra se permettre de souffler le chaud et le froid sur ce dossier, qui soulève les passions ailleurs au pays. Et s’il adopte un ton plus ferme encore, il risque de donner de nouvelles munitions au Bloc québécois.

Plus l'atout d'il y a un an

En faisant du porte-à-porte dans leur circonscription respective, les candidats libéraux constatent que leur chef ne représente plus le grand atout qu’il était il y a 12 mois à peine. Ils doivent plaider plus longuement leur cause devant des électeurs qui expriment aujourd’hui des réserves au sujet de Justin Trudeau, indique-t-on en coulisses. C’est le cas dans la grande région de Toronto. C’est aussi le cas dans les régions du Québec à l’extérieur de Montréal et de Laval.

Durant la campagne électorale de 2015, les stratèges conservateurs et néo-démocrates avaient commis l’erreur de sous-estimer Justin Trudeau durant les débats. « Il n’a qu’à se présenter en portant son pantalon au débat et il va dépasser les attentes », avait raillé un stratège conservateur. Au premier débat, le chef libéral avait surpris par sa fougue et sa maîtrise des dossiers, au point de s’imposer graduellement comme l’option de rechange à Stephen Harper, au grand dam du chef du NPD de l’époque, Thomas Mulcair.

Au débat de ce soir, le chef bloquiste Yves-François Blanchet n’aura qu’à se présenter en portant le dossier de la laïcité haut et fort pour arracher d’autres points précieux aux libéraux de Justin Trudeau.