Il y a 25 ans, notre chroniqueuse a participé au programme Jeunesse Canada Monde, aux côtés d’autres jeunes de tous les coins du pays, à l’image de la diversité canadienne. À l’occasion de la campagne électorale fédérale, elle a retrouvé quelques-uns de ses anciens compagnons de route pour voir comment leur vision du monde avait changé.

J’ai vraiment découvert ce qu’était le harcèlement de rue à 19 ans, en marchant dans les rues de Port-Saïd, en Égypte, aux côtés de Josephine.

Avec sa peau claire, ses taches de rousseur et sa stature imposante, Josephine McMillen, originaire de l’Île-du-Prince-Édouard et transplantée comme moi en Égypte dans le cadre du programme Jeunesse Canada Monde, attirait tous les regards dès qu’elle mettait le nez dehors. Les autres jeunes femmes de notre groupe avaient toutes subi du harcèlement de rue à un moment ou à un autre. Mais pour Josephine, le degré d’attention non désirée était particulièrement pénible.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Josephine McMillen est enseignante à Toronto et mère queer de trois garçons : Oliver, 8 ans, Liam et Zachary, jumeaux de 5 ans. Elle s’inquiète de voir de plus en plus de gens dans son voisinage planter des pancartes du Parti conservateur du Canada sur leur pelouse.

« Une fois, dans le traversier du canal de Suez, il y avait une foule compacte et quelqu’un m’a tripotée, carrément. C’était terriblement fâchant. Je me sentais comme un animal de cirque », se souvient Josephine, à qui je n’avais jamais reparlé depuis notre retour d’Égypte, en 1994.

L’homologue égyptienne de Josephine, Rehab, lui avait donné un petit cours d’autodéfense qui lui a été fort utile. « Les premiers mots d’arabe que Rehab m’a appris étaient des injures pour clouer le bec aux harceleurs. Au marché de Port-Saïd, elle m’a aussi encouragée à acheter une alliance et à la porter comme si j’étais mariée. Et elle m’a appris à dire en arabe : ‟Foutez-moi la paix ! Je suis mariée !‟ »

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Vingt-cinq ans plus tard, Josephine vit à Toronto. Elle a fait sa sortie du placard queer au début de la trentaine. « Pour moi, en grandissant à l’Île-du-Prince-Édouard, l’idée qu’une personne puisse être gaie m’était complètement étrangère. Je me souviens qu’à l’école, on soupçonnait l’un de nos profs d’être gai. Et c’était la pire insulte qu’on pouvait faire à quelqu’un. Mais on ne savait même pas ce que ça voulait dire. Je ne connaissais aucune personne gaie. »

Il n’y avait pas de modèle d’adultes dans une relation homosexuelle saine autour dans mon milieu. On n’en parlait pas. Cela explique sans doute pourquoi j’ai mis autant de temps à faire mon coming out.

Josephine McMillen

Mère de trois garçons — ses jumeaux ont 5 ans et son aîné a 8 ans —, Josephine enseigne dans une école publique de Rexdale, secteur défavorisé du nord-ouest de Toronto. Dans son école, la majorité des enseignants sont blancs. Et la majorité de ses élèves sont de jeunes Noirs de Brampton vivant en banlieue de Toronto. Rares sont ceux qui ne sont pas immigrants ou enfants d’immigrants.

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Lorsque le chef du Parti conservateur du Canada refuse de prendre part au défilé de la fierté LGBTQ2 à Toronto, Josephine, dont la famille est homoparentale, ne peut s’empêcher de se demander : à quelle fin ?

Tout un contraste avec sa propre jeunesse. « J’ai grandi à l’Île-du-Prince-Édouard dans un milieu où tout le monde était blanc, avait des parents nés au Canada et parlait anglais à la maison. Les deux enfants “différents” que je connaissais étaient deux protestants ! C’était ce qu’on avait de plus exotique ! »

Josephine est bien consciente du fait qu’elle ne peut s’identifier à ses élèves et à leur expérience de vie. C’est la raison pour laquelle, quand elle se présente devant eux en début d’année et leur parle de son parcours, elle revient souvent sur son expérience de Jeunesse Canada Monde, qui a renversé sa perspective.

« C’était pour moi la première fois où j’étais l’Autre, l’étrangère, la personne qui était différente – même si nous étions dans une bulle d’une certaine façon, dans un contexte où nous étions couvés… En y pensant, je réalise qu’il y a des gens qui se sentent comme ça tous les jours. »

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La famille d’accueil de Josephine en Égypte avait deux filles. Josephine et son homologue Rehab devaient se conformer aux règles de la famille. « Les filles n’avaient pas le droit de sortir après le coucher du soleil ! »

Alors que d’autres participants comme moi, qui vivions dans des familles d’accueil moins strictes, pouvions passer nos soirées dans les cafés de Port-Saïd à fumer le narguilé — je sens encore l’odeur du tabac à la pomme et j’entends le clapotis de la pipe à eau en écrivant ces lignes —, Josephine et Rehab étaient condamnées à rester à la maison en maudissant ces règles sexistes. « Ça avait pour moi des relents de Pride and Prejudice. Étions-nous censées nous mettre à la broderie ? »

Pour l’homologue égyptienne de Josephine, c’était tout aussi choquant, sinon plus.

Rehab était une jeune femme du Caire qui venait d’un milieu assez libéral. Elle a fait des études universitaires. Elle avait un petit ami. Sa mère était une femme très instruite, productrice de télé à succès. « Pour moi, même si c’était difficile, je me disais : “Je suis dans un pays étranger, c’est normal que ce soit différent.” Mais pour Rehab, c’était doublement frustrant. Parce qu’elle se disait : je suis dans mon propre pays et je ne me reconnais pas dans ces gens !” »

Josephine et Rehab ont vécu la situation inverse au sein de leur famille d’accueil de Bridgewater, en Nouvelle-Écosse, durant la phase canadienne du programme. C’était une famille chrétienne ultrareligieuse. La mère avait jugé bon d’offrir une Bible à Rehab, qui est musulmane. Josephine n’en revenait pas. « Bien que j’aie grandi dans une famille catholique plutôt dévote, j’étais moi-même mal à l’aise avec le degré de fondamentalisme religieux de cette famille. Je me souviens que Rehab m’a dit un jour : ‟Je ne savais pas que les Canadiens étaient aussi en amour avec Jésus ! Ils parlent de Jésus tous les jours !” »

Josephine lui a expliqué que ce n’était pas « les » Canadiens, mais « des » Canadiens. De la même façon que leur famille d’accueil à Port-Saïd ne représentait pas « les » Égyptiens, mais « des » Égyptiens.

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Dans la circonscription de Josephine, Etobicoke–Lakeshore, actuellement détenue par les libéraux, un vent conservateur souffle très fort. « Lorsque je roule dans le secteur en voiture, en tant que femme queer, je suis atterrée de voir toutes ces pancartes conservatrices sur les pelouses. Si je me fie à ce que j’entends, au nombre de pancartes et au fait qu’au provincial, ma circonscription a voté pour les conservateurs du parti de Doug Ford, ce n’est pas rassurant. »

Que certains de ses voisins, avec qui elle entretient des relations cordiales et qui voient bien qu’elle a une famille homoparentale, soient des conservateurs purs et durs avec des pancartes du Parti conservateur du Canada plantées sur leur pelouse la laisse pour le moins perplexe. « Ça me semble assez clair qu’Andrew Scheer est un homophobe de droite. L’idée qu’il puisse être notre premier ministre le mois prochain est pour moi horrifiante. »

Dans un discours datant de 2005, sorti des boules à mites par les libéraux il y a quelques semaines, Andrew Scheer exprime son opposition au mariage entre personnes du même sexe en invoquant la loi de Dieu.

Au-delà des discours offensants ou intolérants, il y a parfois des silences et des absences qui parlent plus que les mots, observe Josephine. Lorsqu’Andrew Scheer refuse par exemple de prendre part au défilé de la fierté LGBTQ2 à Toronto, elle ne peut s’empêcher de se demander : à quelle fin ?

La religion catholique dans laquelle Josephine a été élevée en est une d’ouverture.

« Le type de christianisme que mes parents ont toujours pratiqué est très enraciné dans la justice sociale : aider ceux qui sont moins privilégiés, ne pas juger les autres, accueillir des réfugiés… »

Que cette même religion serve à certains politiciens conservateurs de véhicule pour des attitudes homophobes la révolte. « Si tu crois que Dieu t’ordonne d’être haineux envers les homosexuels, tu as du chemin à faire. »