Il y a 25 ans, notre chroniqueuse a participé au programme Jeunesse Canada Monde, aux côtés d’autres jeunes de tous les coins du pays, à l’image de la diversité canadienne. À l’occasion de la campagne électorale fédérale, elle a retrouvé quelques-uns de ses anciens compagnons de route pour voir comment leur vision du monde avait changé.

J’ai connu Paula Tait en 1993 dans le cadre du programme Jeunesse Canada Monde. Nous avions toutes les deux 19 ans. Elle, issue de la Nation wet’suet’eten, en Colombie-Britannique, mère adolescente d’une petite fille, qui tentait de finir son secondaire dans une école autochtone de Vancouver tout en travaillant en même temps. Moi, fille d’immigrants de Montréal, qui habitais encore chez mes parents et étudiais à l’université.

En principe, Paula et moi vivions dans le même pays, avions les mêmes droits et les mêmes chances dans la vie. Mais dans les faits, même si je ne le réalisais pas complètement à l’époque, plutôt ignorante que j’étais des questions autochtones, il s’agissait de deux univers. Et celui de Paula, marqué par la violence coloniale et les traumatismes intergénérationnels, était pas mal plus rude que le mien.

Je me souviens qu’à 19 ans, Paula était beaucoup plus mature que la plupart des participants du même âge. Vingt-cinq ans plus tard, en lui reparlant pour la première fois depuis la fin de ce programme qui nous avait menées en Nouvelle-Écosse et en Égypte, j’ai compris un peu mieux pourquoi.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Paula Tait et sa fille Taleetha

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Dans les réseaux sociaux, Paula, qui vit aujourd’hui à Surrey, en banlieue de Vancouver, évoque parfois la tragédie des femmes autochtones disparues ou assassinées — un sujet dont on ne parlait pas il y a 25 ans. Mais j’ignorais avant d’aborder le sujet avec elle que cette tragédie avait pour elle des échos douloureusement intimes. « Mes cousines Stella et Susan faisaient partie des femmes assassinées et disparues. »

CAPTURE D’ÉCRAN D’INSTAGRAM

Dans les réseaux sociaux, Paula, qui vit aujourd’hui à Surrey, en banlieue de Vancouver, évoque parfois la tragédie des femmes autochtones disparues ou assassinées.

Là où on ne voit le plus souvent que d’accablantes statistiques — au moins 1200 femmes et filles autochtones assassinées ou disparues au Canada entre 1980 et 2012 —, Paula voit des noms et des visages qui lui sont familiers. Elle pense à sa cousine Susan Tait, mère de famille monoparentale, dont le meurtre dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver n’a jamais été élucidé. « Bien qu’il y ait eu une enquête sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées, il n’y a pas de justice pour elle ni pour les autres. »

Susan, qui aurait eu 60 ans cette année, était mère de deux enfants. Originaire du même village que Paula — Witset, anciennement connu comme Moricetown —, elle était une victime de la rafle des années 60 (la Sixties Scoop), une politique gouvernementale qui avait mené à l’enlèvement de milliers d’enfants autochtones dans le but de les faire adopter par des Blancs. « Susan a été enlevée à sa famille et envoyée à Vancouver. C’est là qu’elle a élevé ses enfants. Lorsqu’elle a été retrouvée morte, la police a dit à ma famille que c’était une mort liée à l’alcool et à la drogue. On ne considérait pas que c’était une mort suspecte. Nous avons pris ça pour de l’argent comptant. »

Le temps a passé. Puis, un jour, la fille de Susan a découvert une tout autre histoire qui lui avait été cachée : sa mère avait été assassinée.

« On avait retrouvé sa mère avec un sac de plastique sur la tête. Cette information n’avait jamais été donnée à la famille. Si on avait su à l’époque, on aurait pu faire pression sur la police pour mener une enquête. Mais comme on pensait que c’était lié à l’alcool et à la drogue, on n’a rien fait. »

La fille de Susan, sa sœur ainsi que la sœur de Paula faisaient partie des 1484 personnes, survivantes ou endeuillées, à témoigner dans le cadre de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), mise sur pied par Ottawa.

En juin 2019, les commissaires de l’ENFFADA ont conclu dans leur rapport final que le Canada avait failli à sa tâche de protéger ces femmes et ces filles et ont qualifié le traitement cruel qui leur a été réservé de « génocide ».

Il était temps que ce soit reconnu, observe Paula. « C’est vrai que c’est un génocide. Dans notre culture, on accorde beaucoup de valeur aux femmes, car nous sommes celles qui donnent la vie et maintiennent en vie notre nation. Si on élimine les femmes autochtones, il n’y aura plus de communautés autochtones. Lorsqu’il y a un haut taux de femmes autochtones disparues et assassinées et que rien n’est fait à ce sujet, c’est une façon de se débarrasser des peuples autochtones. »

En l’écoutant, je me disais que c’était quand même ironique que moi, petite-fille de survivants du génocide arménien, j’aie vu le Canada reconnaître ce génocide en 2004… alors que Paula a dû attendre 15 ans de plus pour que le Canada reconnaisse sa responsabilité pour un génocide perpétré sur le sol canadien.

Au moins, la prise de conscience est là. Mais elle doit être désormais plus étendue. Il me semble que la conscientisation au sujet des femmes autochtones disparues et assassinées ne s’est faite qu’au sein de nos communautés, et non dans l’ensemble des communautés canadiennes.

Paula Tait

On attend encore aussi les actions et les changements concrets que cet éveil exige. Comme pour tout autre changement social, cela prendra encore du temps, prévoit Paula. « Les droits des femmes, ça a pris du temps ! Nous ne sommes pas devenues PDG d’organisations ou de sociétés du jour au lendemain ! »

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Aujourd’hui, Paula, mère d’une grande fille de 27 ans et d’un adolescent de 14 ans, travaille comme intervenante de première ligne pour la Nation wet’sue’ten à Vancouver. Son objectif est de créer du changement pour les gens des Premières Nations encore considérés comme des citoyens de seconde classe au Canada.

Paula se bat plus spécifiquement pour les droits des enfants et des jeunes autochtones, qui sont surreprésentés au sein du système canadien de protection de l’enfance.

En 2016, alors que les enfants autochtones de 0 à 14 ans représentaient moins de 8 % de tous les enfants canadiens, ils représentaient plus de 52 % des enfants en famille d’accueil. En Colombie-Britannique, le taux est encore plus élevé : 63 %.

Une disproportion qui s’explique notamment par les traumatismes intergénérationnels et la pauvreté endémique — 38 % des enfants autochtones vivent dans la pauvreté au Canada, en comparaison de 7 % pour l’ensemble des enfants au pays.

« Nous savons que cette disproportion est l’effet des pensionnats indiens et de la Sixties Scoop. Beaucoup d’enfants autochtones ont été envoyés en famille d’accueil dans les années 60. La majorité ont été adoptés à l’extérieur de leur communauté. Ceux qui n’ont pas été adoptés ont aussi été déracinés de leur culture, de leur famille, de leur territoire. Et ils ont à leur tour des enfants et des petits-enfants qui sont déconnectés, qui ne connaissent pas leur famille et luttent pour leur identité. Il y a donc trois générations qui se sont retrouvées en famille d’accueil depuis la rafle des années 60. »

Le programme de Jeunesse Canada Monde a joué un grand rôle dans l’engagement social de Paula. « J’en avais entendu parler grâce à ma sœur. Elle avait posé sa candidature en même temps que moi. On a fait le processus de sélection ensemble. Pour elle, ça n’a pas fonctionné. Mais pour moi, oui ! C’était une belle surprise. Je ne pensais jamais pouvoir être acceptée. »

Paula se souvient que ses camarades de classe étaient très impressionnés qu’elle parte en voyage — un rêve qui semble encore aujourd’hui inaccessible pour trop de jeunes autochtones, déplore-t-elle. « Ils m’ont dit : “Wow, Paula ! Tu vas aller en Afrique !” J’ai dit : “Ah bon ?” Je ne savais même pas que l’Égypte était en Afrique ! » Elle éclate de rire.

Ce programme a réellement contribué à élargir ses perspectives et à changer sa vie en mieux. Il lui a donné l’impulsion nécessaire pour terminer ses études secondaires et ensuite décrocher un baccalauréat à l’Université de la Colombie-Britannique en études canadiennes.

Un des objectifs de Jeunesse Canada Monde est de former, par le truchement de projets de développement dans la communauté, de jeunes leaders engagés. Et c’est exactement ce qu’est devenue Paula. Sa fille Taleetha, qui avait 1 an en 1993, a voulu suivre les traces de sa mère à l’âge adulte. Après avoir elle aussi été une participante de Jeunesse Canada Monde, elle travaille en ce moment en Ouganda, dans le cadre d’un programme offrant des stages internationaux à de jeunes autochtones.

Comme quoi il n’y a pas que les traumatismes qui se perpétuent de génération en génération. L’espoir aussi.