(Ottawa) À deux semaines du jour J, le débat des chefs en anglais qui a réuni sur une même scène, hier soir, Justin Trudeau, Andrew Scheer, Jagmeet Singh, Yves-François Blanchet, Elizabeth May et Maxime Bernier représentait une occasion en or pour eux de convaincre les électeurs indécis de rallier leur camp ou de persuader les électeurs mous de changer d’option.

Alors que la lutte demeure serrée entre les libéraux et les conservateurs dans les intentions de vote, et qu’elle est tout aussi serrée entre les néo-démocrates et les verts pour la troisième place, il est peu probable que les échanges entre les différents protagonistes, aussi rudes furent-ils par moments durant la soirée, fassent bouger de manière marquée l’aiguille des sondages en faveur d’un parti ou d’un autre.

La formule de ce débat à six participants — le plus grand nombre jamais invité à une joute oratoire dans l’histoire canadienne — ne permettait d’ailleurs pas à l’un des chefs d’asséner le coup qui porte, qui fait reculer l’adversaire et qui donne le ton au reste de la bataille électorale.

À plusieurs égards, le chef libéral Justin Trudeau a mieux défendu son bilan des quatre dernières années qu’il ne l’avait fait durant l’affrontement en français sur les ondes de TVA, la semaine dernière. Il a certes de nouveau agité l’épouvantail des années du règne conservateur de Stephen Harper, ou les compressions imposées par le gouvernement conservateur de Doug Ford en Ontario, ou encore la croisade que mènent certains acolytes d’Andrew Scheer tels que le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, contre la taxe fédérale sur le carbone. Mais il a aussi abondamment parlé des principales promesses contenues dans son programme électoral, ce qu’il avait omis de faire la semaine dernière.

Il a finalement donné un certain sens à ce que pourrait être un second mandat libéral.

Mais ses principaux adversaires ont aussi réussi à rappeler à tour de rôle les contradictions qu’il a accumulées au fil de quatre ans de pouvoir, notamment dans le dossier de la lutte contre les changements climatiques et celui de la réconciliation avec les Premières Nations. « Vous avez acheté un pipeline », lui ont rappelé avec force le chef du NPD, Jagmeet Singh, et sa collègue du Parti vert, Elizabeth May. « Vous avez congédié la toute première femme autochtone à devenir ministre de la Justice de votre cabinet parce qu’elle a résisté à vos pressions d’intervenir dans l’affaire SNC-Lavalin », lui a aussi lancé le chef Andrew Scheer.

Un « imposteur »

Conscient de l’importance de ce débat pour ses chances de devenir premier ministre le 21 octobre, M. Scheer a cherché dès le début à tailler en pièces l’image de Justin Trudeau en affirmant, sur un ton sans appel, que le chef libéral est un « imposteur ». « Justin Trudeau prétend seulement qu’il défend les intérêts du Canada. Il est très bon pour prétendre des choses. Il ne peut même pas se rappeler combien de fois il a affiché un blackface. Il porte toujours des masques. […] M. Trudeau, vous êtes un imposteur, un poseur. Vous ne méritez pas de gouverner ce pays », a-t-il lancé dès son premier tour de parole.

Comme il l’avait fait durant le débat en français, Andrew Scheer a aussi fait état des principaux éléments de sa plateforme. Mais contrairement à la semaine dernière, il n’a pas hésité à dire qu’il est pro-vie quand le débat sur l’avortement a fait irruption et il n’a pas donné l’occasion à Justin Trudeau d’exploiter ce sujet à son avantage, rappelant que des millions de Canadiens partagent son point de vue et que le chef libéral les méprise en ramenant constamment cette question à des fins partisanes durant la campagne, alors qu’il répète qu’il ne veut pas rouvrir ce débat s’il est porté au pouvoir.

Mais M. Scheer a mis de côté le ton acrimonieux qu’il a affiché tout au long de la soirée envers Justin Trudeau quand il a salué le courage et la dignité du chef du NPD, Jagmeet Singh, lorsque ce dernier a été confronté à des propos jugés racistes la semaine dernière, alors qu’un passant à Montréal l’a invité à couper son turban pour avoir l’air « plus Canadien ».

Quelques points pour Singh

Si un leader a de nouveau réussi à rassurer ses militants hier soir, c’est encore Jagmeet Singh. Démontrant une bonne maîtrise de ses dossiers, alliant savamment l’humour et la réplique assassine par moments, le chef néo-démocrate a sans doute marqué de précieux points qui pourraient éviter le naufrage électoral à sa formation.

« Nous avons ici devant nous M. Trudeau et M. Scheer qui se disputent pour savoir qui est le pire pour le Canada. Nous devons commencer à présenter ce qui est mieux pour le Canada », a-t-il notamment déclaré, après des échanges cacophoniques entre le chef conservateur et son adversaire libéral sur les coûts des promesses libérales.

À un autre moment, M. Singh a rappelé pourquoi il s’est lancé en politique.

Je ne suis pas ici pour défendre les riches et les puissants. Je suis ici pour défendre les gens ordinaires.

Jagmeet Singh

Et il ne s’est pas gêné pour dénoncer les « belles paroles » de Justin Trudeau qui contrastent souvent avec son bilan.

Écartée du débat de TVA, la leader du Parti vert, Elizabeth May, a été en mesure de tirer son épingle du jeu hier quand le dossier de l’environnement a été abordé. Elle a présenté son parti comme étant le seul qui a le courage de s’attaquer de front à « l’urgence climatique », jugeant timides les cibles défendues par Justin Trudeau. « Des cibles ne constituent pas un plan », a-t-elle lâché, rappelant que son parti propose de mettre fin à l’exploitation des sables bitumineux en Alberta d’ici 2030.

Blanchet décoche quelques flèches, Bernier sur la défensive

Alors que plusieurs estiment qu’il est sorti gagnant de la joute oratoire de la semaine dernière, le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a joué à souhait le rôle de défenseur des intérêts du Québec dans sa langue seconde. Il s’est permis de décocher quelques flèches aux partis fédéralistes qui, selon lui, tiennent un double discours sur le respect de la nation québécoise quand il s’agit du dossier de la Loi sur la laïcité de l’État. « Je veux me battre pour les Québécois, et seulement les Québécois », a-t-il dit à la fin de la soirée.

Invité à la dernière minute par la Commission des débats des chefs, le leader du Parti populaire du Canada, Maxime Bernier, a profité de cette tribune nationale pour expliquer les grands axes politiques de son nouveau parti sur des questions comme l’immigration, l’environnement, la lutte contre le déficit et l’exploitation des ressources naturelles. « Le Parti populaire fait passer le Canada en premier », a-t-il lancé, une formule qui rappelle celle utilisée par Donald Trump aux États-Unis.

Tout au long de la soirée, M. Bernier a cherché à présenter son parti comme le seul qui osera mettre de côté la rectitude politique pour s’attaquer aux vrais enjeux auxquels est confronté le pays. Mais il s’est rapidement trouvé sur la défensive quand on lui a rappelé certains de ses gazouillis controversés sur le multiculturalisme, l’immigration et la santé mentale de la jeune environnementaliste Greta Thunberg.

M. Bernier s’est fait servir une rebuffade par Andrew Scheer quand il a accusé ce dernier de ne pas être conservateur. « Je ne sais pas avec quel Maxime Bernier je débats ce soir. Est-ce le Maxime Bernier des années 90 qui était séparatiste ? Est-ce le Maxime Bernier qui était le ministre responsable d’octroyer des subventions aux entreprises ? Est-ce le Maxime Bernier qui a défendu la gestion de l’offre quand ça faisait son affaire ? », a-t-il dit.

Comme elle le fait souvent depuis qu’elle est en politique, Elizabeth May a fait une prédiction audacieuse avant la fin du débat. « M. Scheer, avec tout le respect que je vous dois, vous n’allez pas être élu premier ministre. La question est de savoir si M. Trudeau aura une majorité des sièges ou une minorité », a-t-elle lancé.

Piqué au vif, le chef conservateur a promis de lui démontrer qu’elle s’est prononcée trop rapidement. « Je vais vous prouver que vous avez eu tort le 21 octobre. » Andrew Scheer n’a plus que deux semaines devant lui pour y arriver.