Trois spécialistes analysent la performance des six chefs présents au débat — Propos recueillis par Audrey Ruel-Manseau, La Presse

Qui est le gagnant du débat ? Pourquoi ?

Alain-G. Gagnon

Professeur titulaire au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes

Ce débat en anglais a permis à Jagmeet Singh et à Justin Trudeau de se démarquer en adoptant des positions très campées quant au rôle que le gouvernement fédéral cherche à s’attribuer en santé, en éducation et dans le logement, domaines de compétence provinciale. La performance de ces deux chefs a été égalée à droite par un Andrew Scheer qui devait jouer ses cartes les plus fortes. Scheer a été particulièrement efficace lorsqu’il a accusé Trudeau d’accroître le déficit et de tromper les Canadiens au sujet de la lutte contre les changements climatiques puisque le pays s’éloignerait des cibles à atteindre. Les partisans de ces trois formations pourront prétendre à la victoire de leur chef respectif.

Mireille Lalancette

Professeure agrégée en communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières et membre du Groupe de recherche en communication politique

La cacophonie était la grande gagnante. Les chefs s’interrompaient constamment et parlaient les uns par-dessus les autres. Il était difficile de comprendre quoi que ce soit à certains moments. La représentation féminine, avec cinq femmes qui modéraient avec beaucoup de leadership, était positive. Les attaques politiques ont aussi gagné. Justin Trudeau était au cœur de toutes ces attaques et a réussi, tout comme dans le débat en français, à garder son calme et à ne pas être trop sur la défensive. En étant le premier ministre sortant, il avait à défendre son bilan. Il a présenté ses réalisations et a intégré son slogan de campagne, Moving forward, dans plusieurs de ses interventions. Jagmeet Singh a aussi réussi à tirer son épingle du jeu avec ses interventions calmes et son utilisation de l’humour aux bons moments. Il a expliqué sa plateforme avec beaucoup de conviction et s’est présenté comme une solution de rechange aux deux autres partis.

François Rocher

Professeur titulaire, École d’études politiques, Université d’Ottawa

Elizabeth May et Jagmeet Singh ont su tirer leur épingle du jeu. La première se présente comme la seule à prendre au sérieux l’urgence de la crise climatique. Le chef néo-démocrate a marqué des points et a gagné la sympathie du public quand il a abordé le thème de la discrimination et de l’exclusion sociale. Les deux sont apparus sincères en affichant une grande empathie pour les Canadiens moins bien nantis ou vulnérables. Maxime Bernier a pu gagner des points du seul fait d’être invité au débat. Il a profité d’une tribune exceptionnelle pour faire valoir ses idées et leur donner une certaine crédibilité auprès des électeurs sensibles à ses arguments. Étant en tête dans les sondages, Justin Trudeau n’avait pas à remporter le débat, mais il n’avait pas droit à l’erreur, ce qui fut le cas.

Qui est le perdant ? Pourquoi ?

Alain-G. Gagnon

Les trois autres chefs ont performé en dessous des attentes. Bien qu’Yves-François Blanchet ait constamment rappelé la place devant revenir à l’Assemblée nationale dans les débats pancanadiens, ses attaques ont eu moins de portée que dans le débat en français. Elizabeth May, peu convaincante, a pu marquer quelques points en se distançant de Trudeau, mais il y a fort à parier que cela n’aura aucun impact à l’extérieur de la Colombie-Britannique. Quant à Maxime Bernier, sa vision pour le pays en est une qui s’éloigne des préférences des électeurs en matière d’immigration, de pluralisme identitaire et d’interventionnisme économique.

Mireille Lalancette

Les citoyens qui ont posé des questions et qui n’ont pas obtenu de réponses de la part des différents chefs. Il est étonnant de voir que plusieurs des chefs ne répondaient pas à la question des citoyens et préféraient plutôt pousser leurs promesses et plateformes respectives. Quel message est ainsi envoyé à ces citoyens qui ont bravé leur stress pour parler devant la caméra devant le pays entier ? Est-ce que ces chefs gouverneront de la même manière ? C’est certainement une question qu’ils se posent. Maxime Bernier, avec ses nombreuses interruptions dès la deuxième question, a montré qu’il cherchait à se faire valoir. Cette stratégie n’est toutefois pas gagnante. Yves-François Blanchet a, sans surprise, défendu les positions habituelles du Bloc. Il ne s’est pas particulièrement distingué, alimentant lui aussi la cacophonie générale. Elizabeth May n’avait pas à attaquer Trudeau pour se démarquer. Son parti propose déjà des idées novatrices.

François Rocher

Andrew Scheer devait briller de tous ses feux pour montrer qu’il a les qualités pour devenir premier ministre. Il a été terne et peu combatif, malgré quelques flèches lancées contre Justin Trudeau au sujet de l’éthique ou de la taxation. C’est pour lui une occasion ratée, et il ne pourra pas se reprendre auprès de l’électorat anglophone. Il a été la cible de plusieurs attaques, notamment au sujet de l’environnement, et ses réponses manquaient de vigueur. Si Maxime Bernier a pu profiter de son invitation, il a été incapable de se contenir et, surtout au début, interrompait trop souvent ses opposants. Il a projeté l’image d’une personne qui refusait d’écouter. Yves-François Blanchet a probablement réussi à profondément irriter le Canada anglais en ne mettant l’accent que sur les enjeux québécois.

Qu’est-ce que ce débat apporte de neuf par rapport au débat en français de la semaine dernière ?

Alain-G. Gagnon

Ce débat aura des répercussions différentes au Québec et dans le reste du pays. Au Québec, le respect des compétences du gouvernement québécois et le sort réservé à la Loi sur la laïcité reviendront au centre des débats avec un Singh et un Trudeau forcés de préciser leurs intentions et un Blanchet plus à même de se présenter comme le meilleur rempart du Québec à Ottawa. En outre, l’entrée dans le jeu politique de Bernier contribuera à faire mieux paraître Scheer dans l’électorat tout en fragmentant davantage la droite. Au Canada hors Québec, on peut déjà voir émerger le phénomène du vote stratégique où les électeurs de centre gauche (PLC, NPD, PV) feront front commun pour empêcher les partis de droite de faire des gains.

Mireille Lalancette

Un regard neuf sur les politiciens eux-mêmes qui étaient tous plus à l’aise en anglais. Un aperçu sur la diversité des positions canadiennes et québécoises. Avec deux chefs de plus — des chefs aux vues opposées — et une formule différente, les citoyens ont pu voir une étendue de points de vue plus grande. Le débat a permis de voir la diversité des sujets et les propositions des chefs des différents partis. Scheer a montré sa vraie nature ; alors qu’il était réservé en français, il était très agressif en anglais. Dès la première question, alors qu’il est parti en force en attaquant Trudeau personnellement. Les citoyens pouvaient voir Andrew Scheer sous un autre jour. Il était un tout autre politicien. On voyait qu’il avait préparé toutes ses attaques envers Justin Trudeau. Tout y a passé, de sa personnalité au bilan de son gouvernement au cours des quatre dernières années.

François Rocher

La présence de May et de Bernier a amené des perspectives qui étaient absentes du débat en français. Les enjeux environnementaux ont été davantage débattus, tout comme ceux portant sur les seuils d’immigration. Il est maintenant clair que seul Justin Trudeau va activement participer à la contestation de la loi 21. Il n’a pas répondu à la question à savoir si l’achat du pipeline Trans Mountain serait le dernier investissement majeur dans la filière pétrolière. On aurait souhaité des réponses plus directes aux multiples questions portant sur la situation des Premières Nations qui ont dévié sur l’environnement. La meilleure répartie appartient à Singh qui, sur l’environnement, a fait remarquer que nous étions en présence de M. Délai (Trudeau) et de M. Déni (Scheer).