(Ottawa) Le 22 juillet 2018, un homme muni d’une arme de poing a semé la panique sur l’avenue Danforth, dans le quartier grec de Toronto. Najma Ahmed, chirurgienne au département de traumatologie de l’hôpital St. Michael, était de garde ce soir-là.

Elle s’apprêtait à se mettre au lit, aux alentours de 22 h, lorsqu’elle a reçu un texto de son collègue, le Dr Bernard Lawless. « Il m’a écrit quelque chose du genre : ‟multiples blessures par balles, es-tu dans les parages ?” Je lui ai répondu “oui”. »

Quelques minutes plus tard, la sonnerie de son téléphone retentissait.

Le « code orange », qui annonce une arrivée massive de blessés, venait d’être déclenché par le centre hospitalier.

« On s’y prépare, mais on espère que ça n’arrivera jamais. Je savais que quelque chose de sérieux venait de se produire », se souvient la Dre Ahmed.

Effectivement.

« Nous avons passé la nuit à opérer des patients, à faire des manœuvres de réanimation, à consoler des familles, et les semaines suivantes à faire des opérations de suivi », relate la chirurgienne.

Le mot qui lui vient en tête lorsqu’elle pense à cette nuit ?

« Surréaliste. C’est surréaliste de penser que ce genre de chose peut arriver au Canada. Et c’est devenu quelque chose de routinier », laisse-t-elle tomber en entrevue avec La Presse.

Le tireur a fait deux victimes — une fillette de 10 ans et une jeune femme de 18 ans — en plus de blesser 13 personnes. La tragédie de l’avenue Danforth est venue s’ajouter à la liste des fusillades qui affligent Toronto et ses habitants.

Fusillades à Toronto

2019* : 342 (28 morts, 121 blessés)

2018 : 428 (51 morts, 185 blessés)

2017 : 392 (39 morts, 150 blessés)

2016 : 407 (41 morts, 152 blessés)

2015 : 288 (26 morts, 135 blessés)

* au 30 septembre 2019

Source : Service de police de Toronto

Le plan Trudeau

Les libéraux, qui avaient lancé des consultations sur la possibilité d’interdire les armes d’assaut et de poing, ont mis du temps pour afficher leurs couleurs. Ils ont attendu la campagne pour le faire.

Deux fois en autant de jours, cette semaine, Justin Trudeau a fait campagne dans le coin de Toronto avec l’objectif de faire mousser son plan sur les armes à feu. Deux fois en autant de jours, il l’a fait devant un auditoire préconisant des mesures plus draconiennes.

Hier, il se trouvait à Richmond Hill. Derrière lui, pendant le point de presse, une poignée de maires. Presque tous ont levé la main quand une journaliste a demandé qui réclamait du fédéral qu’il bannisse les armes de poing au pays.

PHOTO RYAN REMIORZ, LA PRESSE CANADIENNE

Justin Trudeau, en campagne à Richmond Hill

Le maire de Toronto, John Tory, n’était pas du nombre. Mais il aurait certainement levé la main lui aussi. « Je réclame une interdiction à l’échelle nationale », a-t-il déclaré à La Presse, qui était de passage dans la métropole ontarienne il y a quelques jours.

« Je ne suis pas guidé par une vision idéologique ou arrêtée. Je dis seulement que tout ce qui peut nous aider à réduire l’approvisionnement en armes dans les villes contribuera à la réduction de la violence par les armes à feu », a poursuivi le premier magistrat.

Le hic, c’est qu’en vertu de la proposition libérale, les municipalités devront collaborer avec les provinces si elles veulent emprunter la voie de la prohibition des armes de poing. Or, le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, s’est prononcé contre l’option.

Mais John Tory ne jette pas l’éponge. « J’espère une discussion. Je serais étonné qu’il ne veuille pas s’asseoir pour avoir une discussion pour sauver des vies », a lancé le maire de la ville qui a connu son lot de fusillades au cours des dernières années.

Dans la ligne de mire du lobby pro-armes

Dans la foulée de la tuerie de l’avenue Danforth, Najma Ahmed a fondé la coalition Médecins canadiens pour un meilleur contrôle des armes à feu pour intervenir dans le débat sur le projet de loi libéral C-71 (devenu loi depuis), qui resserre le contrôle des armes à feu. La Coalition canadienne pour le droit des armes à feu a alors tenté de faire taire la Dre Ahmed. « Ils ont déposé environ 75 plaintes contre moi en alléguant que ce que je faisais était immoral et que je me servais de ma position de médecin pour influencer injustement le débat », relate-t-elle. Les plaintes qui auraient pu lui faire perdre sa licence ont finalement été rejetées. 

Et au Québec ?

Le fléau des fusillades est loin d’avoir la même ampleur à Montréal qu’à Toronto. Au 29 septembre dernier, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) avait recensé 45 infractions de ce type pour 2019. En 2018, c’était 70, tandis que l’année précédente, 45 incidents avaient été dénombrés. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, est de ceux qui sont montés au créneau pour demander l’interdiction des armes de poing. « Nous accueillons favorablement toute proposition qui va en ce sens », a écrit dans un courriel à La Presse son attachée de presse, Geneviève Jutras. Elle a indiqué qu’il serait « prématuré », au stade actuel, d’envisager de possibles négociations entre Québec et la Ville de Montréal à ce sujet. Au cabinet de la ministre québécoise de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, on a refusé de commenter l’enjeu de l’interdiction des armes d’assaut et de poing, puisqu’il s’agit d’un engagement électoral et que le gouvernement souhaite demeurer neutre.

Engagements libéraux

« Nous interdirons toutes les armes d’assaut de style militaire, y compris les AR-15. Ces armes sont spécifiquement conçues pour causer un nombre considérable de victimes et n’ont pas leur place dans notre société. » « Nous instaurerons un programme de rachat pour toutes les armes d’assaut achetées légalement. Les propriétaires se verront offrir un prix correspondant à la valeur marchande de leurs armes. » « Nous collaborerons avec les provinces et les territoires pour donner aux municipalités la capacité de restreindre ou d’interdire les armes de poing. » (Source : plateforme électorale du Parti libéral du Canada)

Le NPD pour, les conservateurs contre

Au Nouveau Parti démocratique (NPD), on est favorable aux mesures mises de l’avant par Justin Trudeau. « Mais on est déçu que ça ait pris autant de temps, et on déplore que libéraux et conservateurs aient politisé ce dossier de manière crasse », a déclaré le député sortant Matthew Dubé. Dans le camp conservateur, on considère que « ce n’est pas ça qui va régler le problème de violence dans les rues de Toronto », a exposé le député sortant Pierre Paul-Hus. « La source du problème, ce sont les armes qui viennent du marché noir », a-t-il soutenu. Cet été, la Coalition canadienne pour le droit des armes à feu a publié une photo de M. Paul-Hus dans un champ de tir avec un AR-15. Semblant agacé qu’on mentionne le cliché, il jure que lui et son parti ne sont « pas du tout » à la solde du lobby pro-armes. S’il reconnaît l’importance de s’attaquer au marché noir et aux gangs qui pullulent dans les rues de sa ville, le maire Tory n’a aucun désir de se lancer « dans un débat sur le pourcentage des actes violents commis avec des armes de provenance domestique ». « Mais je sais certainement que c’est plus que zéro », a-t-il argué.