Quand j'ai découvert le boulevard Saint-Laurent, dans les années 80, cette rue était encore un roman. Un poème sombre.

C'était un peu encore Mordecai Richler, c'était Leonard Cohen fredonnant «Suzanne takes you down...»

J'étais ado et la Main glauque et remplie de boutiques de tissus poussiéreux gérés par des immigrés d'Europe de l'Est, sortis de films en noir et blanc, m'allait parfaitement.

 

J'y allais en vélo chercher des «coupons» pour ma couture expérimentale ou faire semblant d'être derrière le rideau de fer en écoutant une chanson triste dans mon Walkman.

Un été, je l'ai même arpentée de bas en haut pour y poser des affiches, job d'étudiant hautement ingrat. Peu m'importait. C'était cool tout simplement d'être là, dans cette artère grise remplie d'un ailleurs dont j'étais, pour l'époque, typiquement assoiffée.

Lorsque je suis revenue à Montréal, après mes études, je me suis installée rue Clark, juste à côté, puis avenue Coloniale, encore tout près. J'ai ainsi passé quelques années dans ce quartier humant le poulet grillé et les poubelles des boucheries, abonnée aux «sticky buns» de la Boulangerie Saint-Laurent vendus par des dames aux cheveux crêpés et à l'air grognon. C'était longtemps avant qu'ouvre le Réservoir et la bière des microbrasseries venait à peine de faire apparition. On en buvait à la Cabane.

Pour aller au travail, à La Presse, je descendais tout simplement à pied le boulevard jusqu'au Vieux-Montréal, en prenant soin de bien zigzaguer entre les crachats, nombreux sur le trottoir.

Lorsque je suis ensuite partie travailler à Ottawa, c'est la chose qui m'a manqué le plus dans la ville. Saint-Laurent. J'ai cherché longtemps, en vain, pour rien, cette artère à la fois crade et allumée, cosmopolitaine et villageoise.

De retour, plusieurs années plus tard, la Main n'était plus la même. Ni moi d'ailleurs. Et j'ai préféré lui tourner le dos pour passer à autre chose.

Aujourd'hui, je la fréquente encore, mais ailleurs. D'abord j'y travaille toujours et c'est sur Saint-Laurent, à deux pas de Notre-Dame, chez Véritas, qu'on sert le meilleur café du Vieux-Montréal. Et certainement un des meilleurs en ville. J'aime bien aussi descendre jusqu'à sa source, dans le Vieux-Port, pour aller courir le midi, le long de l'eau.

Évidemment, il n'y a pas «grand semaine», non plus, qui passe sans une soupe tonkinoise avalée dans l'un ou l'autre des restaurants vietnamiens du boulevard, dans le Quartier chinois. Impossible de vous donner une adresse en particulier car les proprios changent et parfois l'un est meilleur que l'autre et la semaine suivante c'est l'inverse, et la soupe est mieux ici et les rouleaux de printemps sont plus craquants là-bas. Ce sont mes cantines, même si un jour, j'ai dit bonjour à un cafard qui s'aventurait sur un comptoir, en direction de la caisse enregistreuse.

Je vais rarement dans la zone autour de Sherbrooke, à part pour les films de l'Ex-Centris et le rare repas chez Koko, où la cuisine est sérieuse, mais la faune peu appropriée pour mon profil socio-démographique.

Plus au nord, je m'y fais couper les cheveux, en râlant contre le parking, et je m'y réfugie pour me réconforter d'empanadas, chez El Refugio, près de Villeneuve.

Et là où le boulevard devrait s'appeler San Lorenzo, je trouve chez Milano du prosciutto importé et tout ce qu'il faut pour préparer le pesto à l'automne - je le fais congeler pour l'hiver, au grand dam de mon collègue Beauchemin. C'est à la librairie italienne, pas loin de là, que j'ai acheté mes premières cassettes de Lucio Dalla et Gianna Nannini. Mais je n'y suis pas allée depuis des années.

À la place, pour me prendre pour une Italienne, je vais parfois plus bas, près de la rue Napoléon, chez Prato, manger de la pizza. Et à peu près là où il y avait jadis de vieux marchands de tissus tristes, je rigole comme une folle avec mes enfants en jouant au baby-foot.

COURRIEL: Pour joindre notre journaliste: mlortie@lapresse.ca