Trois hommes d'affaires connus des milieux de la mode et de l'immobilier, Georges Dayan, David Bitton et Ariel Hassan , ont participé aux «opérations douteuses» du caïd Francesco Del Balso en décembre 2005 au Casino de Montréal, révèle un document judiciaire rédigé par la GRC dans le cadre de l'enquête antimafia Colisée.

Selon la police, Francesco Del Balso avait un problème : le trafic de drogue et ses maisons de pari illégal lui rapportaient des milliers de billets de 20 $ et de 100 $. Il tentait de leur donner une existence légale en les dépensant au Casino et ailleurs. Mais même au Casino, il ne pouvait pas dépenser plus de 10 000 $ en liquide sans que son nom soit envoyé au CANAFE, un organisme fédéral chargé de détecter le blanchiment d'argent. Une nuit de décembre 2005, il avait atteint cette limite. Les caméras du Casino ont filmé les trois hommes d'affaires avec lui : ils prenaient des liasses de billets de banque de ses mains, achetaient des jetons pour lui ou jouaient à sa place. L'échange de bons procédés s'est répété une autre nuit, avec un des trois hommes.

Georges Dayan, qui est âgé de 53 ans, est le principal artisan de la revitalisation de la rue Chabanel, dans le nord de Montréal, pour en faire un «quartier international de la mode». Il s'agit d'un projet de 60 millions de dollars qui a déjà le soutien de la Ville de Montréal.

La société d'État fédérale Investissements PSP s'est associée au Groupe Dayan, dont Georges Dayan est le président, pour acheter et rénover les grands immeubles de cette rue. PSP gère les caisses de retraite des fonctionnaires du gouvernement canadien.

Le designer David Bitton est le président de la compagnie Buffalo International, qui vend des vêtements sous la marque Buffalo Jeans. L'entreprise, dont le siège social est situé rue Sauvé, au nord de la rue Chabanel, a été vendue l'automne dernier à une firme de Los Angeles à un prix estimé à 120 millions de dollars américains.

Ariel Hassan est administrateur et actionnaire de la société Importations Rallye, située dans l'édifice du Groupe Dayan, rue Chabanel. Cette société importe et vend des articles divers - lunettes de soleil, chaussettes, sacs à main - sous la marque Private Member. MM. Dayan, Bitton et Hassan sont des amis de longue date.

Leurs noms apparaissent dans le chapitre d'un document de la GRC, consacré aux opérations douteuses au Casino. Ce document d'une centaine de pages a été déposé au palais de justice de Montréal et rendu public l'hiver dernier en Cour du Québec. Il appuie la demande de blocage des biens de Del Balso, âgé de 36 ans et membre important de la mafia sicilienne de Montréal, plus précisément du clan Rizzuto.

Des millions au Casino

En moins d'un an, les salons de paris en ligne dirigés par Del Balso ont rapporté 391 millions, pour un profit brut de 17,6 millions. Cela sans parler des profits de la drogue. De 1996 à avril 2004, Del Balso a dépensé 8,6 millions au casino de l'île Notre-Dame. La GRC essaie de savoir combien il a gagné au jeu. Le Casino lui a remis une cinquantaine de chèques, dont les montants variaient de 7000 à 200 000 $. Il pouvait déposer ces chèques à la banque, sans attirer les soupçons.

Comme la plupart des casinos le font avec les gros joueurs, Loto-Québec le chouchoutait, lui octroyant le statut de «joueur à vie». Jusqu'à son arrestation le 22 novembre dernier, il fréquentait les salons VIP, avec tout ce que cela comporte d'avantages et de prestige (voyages, repas, billets de spectacle, cadeaux, etc.). En 2003, l'entrée en vigueur de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité a obligé les institutions financières, les agences immobilières, les casinos, notamment, à déclarer les transactions en liquide de 10 000 $ et plus.

Voulant éviter que son nom soit envoyé au CANAFE (Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada), Del Balso achetait des jetons à coups de 9900 $ et moins. Souvent, il demandait à des intermédiaires de changer ses liasses de billets de banque en jetons, qu'il pouvait ensuite utiliser aux tables de jeu. Parfois, d'autres personnes jouaient à sa place.

Dans la nuit du 4 décembre 2005, Del Balso a ainsi remis plusieurs fois des billets de banque à Ariel Hassan, David Bitton et Georges Dayan. Ces derniers les échangeaient contre des jetons, qu'ils lui remettaient ensuite (voir notre encadré ci-contre). Del Balso a continué son petit manège même après avoir reçu un avertissement des enquêteurs du Casino. Ceux-ci ont fini par lui interdire de continuer à jouer pour le restant de la nuit.

Dans les minutes suivantes, Del Balso a remis 1500 $ en coupures de 20 $ à M. Dayan. Celui-ci a acheté des jetons, qu'il a remis à MM. Hassan et Bitton. Ces derniers les ont ensuite utilisés aux tables de jeu : M. Del Balso leur disait quelles mises faire. Plus tard, Del Balso a refilé à M. Dayan une " palette de billets ", que celui-ci a encore remise à M. Hassan. Ce dernier a mis l'argent dans son manteau, puis a acheté des jetons pour 1000 $. Del Balso a aussi remis discrètement un jeton de 5000 $ à M. Bitton, que celui-ci a ensuite lancé sur la table.

Omniprésentes dans l'édifice, les puissantes caméras du Casino ont capté ces échanges de bons procédés. Les enquêteurs du Casino ont alors rédigé des rapports intitulés " Déclarations d'opérations douteuses ". La GRC a obtenu des mandats de perquisition pour obtenir ces rapports de Loto-Québec au cours de son enquête sur Del Balso et ses acolytes du clan Rizzuto, à Montréal et ailleurs dans le monde.

Une transaction de 88 000 $

Une autre déclaration d'opérations douteuses concerne des transactions effectuées 10 jours plus tard, le 14 décembre 2005. Voici ce que les autorités du Casino ont rapporté à la GRC : «Entre 22h07 et 3h07, Ariel Hassan a remis 88 000 $ à Del Balso lors de 14 échanges entre eux. Del Balso a été observé remettant des jetons à 10 reprises à une femme asiatique qui a misé sur les tables de jeu. »

Malgré des demandes répétées, La Presse a été incapable d'interviewer Ariel Hassan et David Bitton. De son côté, Georges Dayan a confirmé qu'ils avaient joué tous les trois avec Francesco Del Balso au Casino.

«Ce sont des amis avec qui j'ai pu aller au Casino, absolument, c'est clair, j'ai rien à cacher par rapport à ça, a-t-il dit. M. Del Balso, je connais pas. Qu'il se soit trouvé au Casino, effectivement, c'est clair également. Comme une connaissance, bonjour, bonjour... » Il a ajouté qu'il savait que M. Del Balso était un «gros joueur».

Nous avons remis à M. Dayan une photocopie de la page du document assermenté de la GRC où il est question de lui et lui avons demandé d'expliquer ce qui s'était passé. Après bien des hésitations, M. Dayan a déclaré ceci :

«ll n'y a aucune logique autre que des gens qui sont autour d'une table et si l'argent, je l'ai pris d'une main pour le donner à l'autre main... c'est clair qu'il (Del Balso) voulait peut-être le donner à M. Hassan, et je l'ai pris et je l'ai donné à M. Hassan. C'est exactement ça. Si dans le cours de cette séance, ils ont joué, et un a prêté de l'argent à l'autre en disant :«Écoute», et puis le coup a été joué, puis ensuite il prend l'argent, c'est possible. Il ne faut pas voir ça autrement que sur une table de jeu, des gens autour d'une table de jeu discutent et/ou l'un a pris et donné, a remis des jetons...»

Ordonnance de blocage

Le document de la GRC, dans lequel sont nommés les hommes d'affaires Georges Dayan, David Bitton et Ariel Hassan, est une déclaration sous serment accompagnant une demande d'ordonnance de blocage. Celle-ci est une mesure provisoire émise par un juge en vue de «geler» les biens provenant d'une activité criminelle qui, dans ce cas, appartiennent au caïd Francesco Del Balso. Une fois la preuve établie devant le tribunal, le juge décidera s'il ordonne la saisie des biens mal acquis. Le cas échéant, il reviendra au gouvernement d'en disposer.