Il a chanté sur scène avec Ronald Reagan et pêché la truite avec George Bush père. De tous les premiers ministres du Canada, Brian Mulroney fut sans doute celui qui a entretenu les relations les plus étroites avec les puissants présidents américains. Des relations qui ont bien servi les intérêts du Canada. La Presse a rencontré l'ancien premier ministre à quelques jours de la visite de Barack Obama au Canada.

Q: Quand vous étiez premier ministre du Canada, de 1984 à 1993, vous avez cultivé avec Ronald Reagan et George Bush père ce qu'on a appelé «l'engagement constructif». De quoi s'agissait-il?

 

R: J'ai toujours cherché à avoir des relations cordiales avec Ronald Reagan et George Bush parce que c'était dans l'intérêt canadien. À force de travailler ensemble, nous sommes devenus des amis. Et ça n'a pas été des amitiés d'occasion. Elles ont duré. En juin 2004, j'ai été invité par la famille Reagan à prononcer son éloge funèbre à Washington, devenant ainsi le premier étranger de l'histoire à faire un discours à l'occasion des funérailles d'un président américain. Avec George Bush, nous étions amis et nous le sommes toujours. Il y a un mois encore, j'ai passé le week-end avec lui et sa famille.

Q: Pour le premier ministre du Canada, quelle est l'importance d'entretenir des relations étroites avec le président des États-Unis?

R: Des gens de la gauche à Toronto m'ont critiqué pour avoir entretenu de bonnes relations avec les présidents américains. Moi, je crois qu'on doit être jugé selon les résultats. Pendant mes neuf années au pouvoir, nous avons signé avec les Américains le traité des pluies d'acide, le traité de libre-échange, l'ALENA et le traité de souveraineté dans l'Arctique. Ce sont quatre traités majeurs qui ont servi l'intérêt national du Canada. Demandez-vous maintenant quels sont les résultats des relations de Pierre Trudeau et de Jean Chrétien avec les présidents américains? La réponse, c'est zéro.

Q: Pourtant, de solides relations n'arrangent pas tout. Beaucoup d'autres facteurs entrent en ligne de compte. Sous le gouvernement Trudeau, par exemple, les liens économiques se sont intensifiés, même si Trudeau et Nixon se détestaient...

R: Je ne nie pas cela, au contraire. Mais je dis que certains milieux canadiens méprisent ceux qui entretiennent des relations cordiales avec le président des États-Unis. Comme si nous étions des copains intimes qui faisaient tout ce que les Américains voulaient. La réalité, c'est que je me suis opposé à Reagan et Bush sur l'Afrique du Sud, le Nicaragua et Cuba. J'ai souvent dit non au président. Mais tout est dans la façon de le faire. De bonnes relations personnelles font en sorte que les présidents acceptent les divergences de vues et ne les voient pas comme une insulte. Pourtant, certains politiciens prennent plaisir à être mesquins avec les États-Unis parce que ça les rend plus populaires auprès des électeurs et de certains milieux huppés au Canada.

Q: Il n'est pas facile pour un premier ministre canadien d'obtenir l'attention du président américain. En ces temps de crise aux États-Unis, Barack Obama a très peu de temps à consacrer au Canada. Dans ce contexte, quelle devrait être la stratégie de Stephen Harper?

R: Tout le monde veut avoir l'oreille du président des États-Unis. Mais il y a aussi le Congrès, les médias et les groupes d'intérêt. Quand j'étais premier ministre, je rencontrais tout ce monde-là. Je les incluais dans mes visites officielles. Parce que le pouvoir à Washington est très divisé. C'est important d'avoir tous les alliés possibles. Cela dit, quand le président parle, ça bouge. Il est le seul à pouvoir mobiliser l'administration entière. Il y a 200 chefs d'État qui attendent à la porte pour faire valoir leur point de vue. Alors, l'accès privilégié, c'est vital. Il faut que le premier ministre canadien se comporte de façon à s'assurer de la bonne volonté du président, de son amitié et de sa compréhension, dans la mesure du possible. Lorsque la directrice des communications du premier ministre (NDLR: Jean Chrétien) traite le président (George W. Bush) de «moron», de cave, pensez-vous que cela aide les relations? Que pensez-vous qu'il se dise du Canada dans le bureau Ovale, le lendemain matin? Il faut être réaliste, on est tous humains.

Q: Barack Obama et Stephen Harper sont très différents du point de vue idéologique. Ils ne partagent pas les mêmes opinions sur l'Irak, l'interventionnisme et la lutte contre les changements climatiques. Pourront-ils malgré tout établir de bonnes relations?

R: La philosophie politique est différente; Harper est un conservateur et Obama est un homme de centre-gauche. Mais ils peuvent entretenir d'excellentes relations. Le président George W. Bush était un bon ami de Tony Blair, qui dirigeait les travaillistes en Angleterre. Ce sont les relations personnelles qui priment. Quand cela ne fonctionnera pas au goût de M. Harper, toutefois, il devra résister à la tentation d'attaquer le président et son administration, parce qu'à long terme, cela n'aidera pas du tout la relation canado-américaine.

Q: Étant donné nos liens commerciaux avec les États-Unis, la principale préoccupation du Canada est de garder la frontière ouverte. Mais l'Afghanistan est un autre dossier à l'ordre du jour, jeudi prochain.

R: M. Harper aura un grand avantage dans ce dialogue, justement à cause de notre situation en Afghanistan. Pendant des années, le Canada a envoyé des milliers de soldats dans une région difficile du pays. C'est une contribution majeure. Obama s'est opposé à l'intervention américaine en Irak. Selon lui, le vrai bobo se trouve en Afghanistan. Il apprécie énormément ce que le Canada y a fait. Harper se trouve donc dans une position avantageuse, qui ouvre la porte à une discussion féconde sur le commerce. Nous avons des échanges de l'ordre de 2 milliards de dollars par jour. Nous sommes les meilleurs clients de 37 États américains. On ne peut pas se permettre de détruire cette relation bâtie de peine et de misère depuis 25 ans. Il faut évincer le protectionnisme de notre dialogue. Il ne faut pas que les Canadiens soient obligés d'amener des passeports pour passer une soirée à New York. Il faut passer à l'offensive pour une frontière plus souple et plus ouverte.

Q: En campagne électorale, Barack Obama avait promis de renégocier l'ALENA. Récemment, il a évoqué le recours à des mesures protectionnistes pour combattre la récession. Cela devrait-il inquiéter les Canadiens?

R Obama a pris cet engagement de campagne parce que sa base est liée au monde syndical. Mais comme président des États-Unis, il ne peut pas prendre une position dictée par un syndicat ou par un conseil de patronat. C'est l'intérêt national qui doit primer. Quant aux mesures protectionnistes, si Obama lançait une campagne «Buy American», la popularité dont il jouit en Europe et ailleurs se dissiperait rapidement. Alors, je n'entrevois pas de problème sérieux, à cause de ce réalisme que tous les politiciens découvrent une fois assermentés!