Jean-Marie Gonthier se souvient comme si c'était hier du 12 mai 1975.

Les travailleurs syndiqués de la United Aircraft, devenue la Pratt and Whitney, sont en grève depuis 20 mois mais l'employeur ne veut pas donner suite à leurs récriminations sur l'organisation du travail et les salaires. Le mouvement s'essouffle. Plusieurs employés, épuisés par des mois de tension et de maigre pitance, se sont résignés, un peu gênés, à retourner à leur poste.

M. Gonthier, qui est secrétaire de la section locale des Travailleurs unis de l'automobile, décide avec le reste du bureau de direction syndical de frapper un grand coup en tentant d'occuper une partie de l'usine de l'entreprise à Longueuil.

«Il y avait des machines à contrôle numérique essentielles à la production. Comme l'employeur ne réagissait pas à la perte de ses employés, on s'est dit qu'il réagirait peut-être à la perte de ses machines», relate en entrevue l'homme de 77 ans.

Une trentaine de grévistes déterminés sont acheminés jusqu'aux portes de l'usine à bord d'un camion qui fracasse une clôture de sécurité. «Ils sont rentrés en faisant du bruit et en criant. Les scabs qu'il y avait là, ça sortait. C'était de toute beauté», se souvient M. Gonthier, qui était chargé de mobiliser des centaines de syndicalistes réunis dans un aréna voisin pour bloquer, par solidarité, la rue et freiner l'arrivée des autorités.

À coup de pelle

Le face à face tourne rapidement à l'affrontement violent. Les voitures de plusieurs employés de l'usine qui ne participent pas à la grève sont vandalisées, transformées en décapotables à coups de bâtons de baseball. Les policiers qui arrivent sur les lieux sont pris à partie. Les gaz lacrymogènes volent.

«Quand ça part sur des folies comme ça, comment veux-tu contrôler ton monde? À un moment donné, un policier a sorti son gun. Un des gars lui a dit: "Vas-y, tire, mon ostie! Tu vas tirer juste une fois!" Un autre a donné un gros coup de pelle sur un agent. C'était fou», dit M. Gonthier.

Craignant le pire, le syndicaliste tente, sans succès, de convaincre le chef de la police de Longueuil de lui permettre d'intervenir pour convaincre les occupants de l'usine de se retirer. Les hommes réfugiés à l'intérieur, qui ont «enlevé» un journaliste pour faire connaître leur action, sont sortis à coups de matraque lors d'une intervention d'une rare violence et arrêtés. Leur action est suivie, quelques jours plus tard, par une importante journée de manifestation à l'échelle provinciale.

Les grévistes de United Aircraft se résignent finalement à signer une convention collective qui ne répond guère à leurs demandes. «Mais c'est quand même une victoire puisque la compagnie ne voulait carrément plus de syndicat», relate l'ancien secrétaire.

Victoire surtout parce que le conflit ouvre la voie à l'adoption quelques années plus tard par le Parti québécois de la loi antibriseurs de grève, exceptionnelle en Amérique du Nord.

Il entraîne aussi la généralisation de la formule Rand, qui permet aux syndicats de récolter automatiquement les cotisations des travailleurs de l'entreprise, assurant du coup leur stabilité financière et leur autonomie.

10$ pour deux membres sciés

Un siècle plus tôt, même le plus fantasque des ouvriers n'aurait osé imaginer un tel scénario. Le marché du travail est caractérisé par un laisser-aller quasi complet dans lequel l'employeur est roi et maître. Jusqu'en 1872, ceux qui décident d'unir leurs forces pour revendiquer de meilleures conditions de travail sont carrément passibles de prison.

Les malheurs d'un garçon qui a perdu un bras et une jambe dans une scierie à l'âge de 12 ans témoignent des moeurs de l'époque. Le jeune homme, réduit au chômage par son handicap, confie en 1887 à une commission d'enquête fédérale «sur les relations entre le travail et le capital» qu'il a reçu 10$ de son employeur en guise de compensation.

Le travail des enfants demeure alors très répandu au Québec. Selon l'historien Léo Roback, ils constituent au début du siècle 6% de la main-d'oeuvre de Montréal, fournissant «un réservoir supplémentaire particulièrement peu exigeant quant au salaire et soumis à une discipline très rude».

La législation, souligne M. Roback, n'était «tout simplement pas appliquée», notamment parce que les parents ne pouvaient se priver de ce revenu supplémentaire.

Contexte idéal

En 1900, la plupart des familles de la classe ouvrière, dans laquelle se retrouve la vaste majorité des travailleurs francophones, peinent à «joindre les deux bouts». Les salaires sont dérisoires et les périodes de chômage fréquentes.

Le contexte est idéal pour favoriser une montée du syndicalisme et une multiplication des conflits de travail. Même si les employeurs peuvent compter sur l'appui de la police et de la justice, les syndicats locaux, généralement apparentés à des organisations américaines, se multiplient.

L'Église se met de la partie en soulignant qu'il existe un «droit naturel» pour les travailleurs de se regrouper en syndicats pour faire valoir leurs droits.

«Les patrons ne sont alors pas du tout favorables à une telle approche», résume Jacques Rouillard, spécialiste de l'histoire du syndicalisme québécois rattaché à l'Université de Montréal.

Les pontes religieux, qui se méfient des organisations syndicales internationales pour des raisons idéologiques, encouragent le développement d'un «syndicalisme catholique» qui aboutit à la création en 1921 de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, ancêtre de la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Une «race» économe et industrieuse

Les années 20 sont marquées par une période de forte expansion industrielle, alimentée, entre autres, par l'influx de capital américain. Le gouvernement fait valoir auprès des investisseurs potentiels la main-d'oeuvre «abondante» qui existe au Québec en insistant sur le caractère industrieux et économe de la «race canadienne-française».

La Grande Dépression succède à des cycles d'expansion et de récession, laissant les syndicats exsangues et les travailleurs mal en point. À Montréal en 1929, les deux tiers gagnent moins de 1300$ par année, soit près de 300$ de moins que la somme jugée nécessaire pour les besoins d'une famille moyenne.

L'adoption à la fin des années 30 aux États-Unis du Wagner Act, qui oblige les employeurs à négocier une convention collective avec un «agent négociateur accrédité», jette les bases de réformes qui aboutissent en 1944 à l'adoption d'un arrêté formalisant les négociations syndicales. Les impératifs de production découlant de la guerre en cours en Europe favorisent aussi l'adoption d'une réglementation favorisant un climat de travail serein.

Le mouvement syndical connaît après la guerre une importante expansion, malgré l'opposition féroce du premier ministre Maurice Duplessis, qui n'hésite pas à brandir le spectre du communisme pour justifier son approche répressive dans des conflits historiques comme celui d'Asbestos.

L'arrivée des troupes de Jean Lesage marque une forme d'aboutissement avec l'adoption de plusieurs mesures progressistes en matière de relations de travail. Au dire de Léo Roback, «la Révolution tranquille a volé en quelque sorte le programme du monde ouvrier», laissant le mouvement syndical «bouche bée» face à l'acceptation en bloc de ses principales revendications.

Les choses se gâchent cependant rapidement dans l'effervescence de la fin des années 60 et du début des années 70. «Il y avait un climat de travail d'une violence qui n'avait aucun bon sens», se souvient un membre de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), fondée en 1957.

C'est dans ce contexte que survient la grève des travailleurs de la United Aircraft, et la réforme en profondeur du Code du travail par le Parti québécois.

Plafonnement

La lune de miel avec la formation de René Lévesque ne durera qu'un temps puisque l'adoption, au début des années 80, de lois spéciales imposant d'importantes réductions de salaire aux employés de la fonction publique jette un froid durable. Et constitue un sérieux revers pour le milieu syndical, aujourd'hui en perte de vitesse.

À leur apogée, les syndicats regroupent 40 % des travailleurs québécois par rapport à 35% aujourd'hui.

Plusieurs facteurs expliquent cette tendance à la baisse, souligne Jacques Rouillard, qui évoque notamment le fait que la plupart des emplois créés aujourd'hui se trouvent dans le secteur des services, plus réfractaire à la syndicalisation.

L'absence d'amélioration des législations existantes a aussi affaibli le mouvement, indique le spécialiste, qui évoque par ailleurs l'effet de la montée de l'idéologie néolibérale.

Dans les médias, les syndicats sont régulièrement montrés du doigt. D'anciens chantres du mouvement comme le cinéaste Denys Arcand, qui a filmé à ses débuts le processus de syndicalisation des hôpitaux, les dépeignent comme des organisations corporatistes indifférentes au bien public. Un avis souvent entendu dans la population.

Les travailleurs ont pourtant besoin plus que jamais d'un mouvement syndical fort, souligne M. Rouillard, qui déplore l'effritement des mécanismes sociaux de redistribution de la richesse.

«Depuis 1980, les salaires réels (corrigés de l'inflation) de la classe moyenne n'augmentent pas. Le pouvoir d'achat plafonne», souligne l'universitaire, qui attribue une grande importance au cadre législatif dans l'évolution des relations de travail au Québec.

«Quand les conditions sont fixées librement par le marché, les travailleurs salariés sont perdants parce que l'offre est toujours plus importante que la demande... Il a fallu une béquille, la protection législative, pour que les travailleurs puissent obtenir un rapport de force leur permettant de profiter de l'enrichissement collectif», souligne l'universitaire.

Jean-Marie Gonthier n'a pas besoin d'être convaincu de l'importance des lois dans ce domaine. Mais il craint que ses compatriotes ne soient pas aussi sensibles que lui à la question, en particulier par ignorance des batailles passées.

«C'est sûr qu'on est content à chaque fois qu'il y a un conflit de travail et que la loi antiscabs est utilisée. Mais je me demande combien de monde se rappelle que c'est grâce à notre conflit qu'on l'a obtenue. La gloire est éphémère», ironise le syndicaliste.