L'histoire de la censure cinématographique au Québec est faite de grandes noirceurs, d'anecdotes cocasses et d'ingérence politique. C'est l'histoire d'une cinquantaine d'années du joug des élites politiques et religieuses sur le cinéma, qui nous rassurent sur le chemin parcouru.

De 1913 à 1967, le Bureau de la censure du Québec interdit plus de 6000 films. La plupart finiront par être diffusés après avoir été amputés de scènes jugées trop osées, trop violentes ou contraires à la moralité publique.

À ses débuts au Québec en 1896 jusqu'à la fin des années 1910, le cinéma est largement épargné par la censure. Les projectionnistes itinérants s'assurent d'avoir en tout temps sous la main une Passion, question de rassurer le clergé. L'arrivée de la censure coïncide avec celle du long métrage. Les «vues animées» de 5 ou 10 minutes font place à des films d'une heure ou 1h30, aux scénarios et aux personnages plus complexes.

Pour y faire face, le Bureau de la censure des vues animées, créé quelques mois plus tôt, entre en activité le 1er mai 1913. Il cautionne la majorité des films, mais en refuse plusieurs autres ou exige des modifications avant d'en permettre la diffusion.

«Au Québec, la censure existait déjà dans la littérature, explique l'historien du cinéma Yves Lever. Personne ne s'est étonné que l'on crée un Bureau de la censure du cinéma. Ça allait de soi.»

Dans le Québec puritain et obscurantiste de la première moitié du XXe siècle, c'est le sexe, voire sa simple évocation, qui est à l'origine de la majorité des cas de censure. La sévérité des censeurs québécois est telle qu'en 1926, les grands studios hollywoodiens menacent de ne plus présenter leurs films au Québec.

Afin de contenter le Bureau de la censure, le distributeur et producteur Joseph-Alexandre DeSève (qui fondera plus tard Télé-Métropole) modifie le montage des films et tourne même, en studio à Montréal, des scènes inédites. Il convainc, grâce au distributeur France Films, l'actrice française Michèle Morgan de lire une nouvelle lettre à un amant (marié), pour la «version québécoise» du film Orage (1938) de Marc Allégret. Le suicide de son personnage (Françoise) est ainsi transformé au Québec en simple fuite vers une autre ville. La lettre de suicide, censurée, est remplacée par une lettre de rupture, rédigée par nul autre que le chanoine Adélard Arbour.

La plupart des films censurés à l'époque sont privés de scènes importantes, sous prétexte qu'on y voit une jambe dénudée ou le début de l'intention d'un baiser. Ainsi charcutés, ils deviennent incompréhensibles pour le public québécois. «Dans un autre film, J.-A. DeSève fait déplacer de la fin au début une scène de mariage, rappelle Yves Lever, coauteur du Dictionnaire de la censure au Québec. Les personnages avaient couché à l'hôtel avant le mariage. Grâce au nouveau montage, le problème est résolu!»

La palme de la censure revient au film Le rouge et le noir (1954) de Claude Autant-Lara, d'après le roman de Stendhal. Des 185 minutes originales, seulement 99 minutes sont présentées au Québec...

Le zèle des censeurs québécois donne également lieu à quelques incidents diplomatiques. En 1947, Les enfants du paradis de Marcel Carné, d'après un scénario de Jacques Prévert, doit être projeté à l'Université de Montréal dans le cadre d'un festival de films français. Le Bureau de la censure l'interdit - avec l'aval, dit-on, de Maurice Duplessis -, jugeant le film «pornographique» parce que l'actrice Arletty y dégrafe son corsage. Le délégué de la France interprète ce refus comme une insulte à son pays.

Il faudra attendre la fin des années 50 pour une prise de conscience collective des dérives de la censure au Québec. «L'affaire Maxime (1958) a eu un impact considérable, explique Yves Lever, également auteur d'Anastasie ou la censure du cinéma au Québec (2008). Le film (d'Henri Verneuil) devait inaugurer une semaine du cinéma français à Montréal. On l'a censuré du tiers : 40 minutes sur 120. Unifrance a refusé que le film soit montré. On en a parlé pendant une semaine.»

Lorsque Hiroshima mon amour, chef-d'oeuvre d'Alain Resnais, est présenté dans son intégralité au Festival international du film de Montréal, mais est ensuite amputé de 14 minutes - et de toutes ses scènes évoquant l'adultère - lors de sa sortie commerciale en 1960, la réaction est aussi très forte. Des cinéphiles protestent devant le cinéma, pancartes à la main : «Hiroshima, coupé de son amour!», «Les censeurs pour l'échafaud».

La réaction médiatique, et l'arrivée au pouvoir de Jean Lesage, sont le prétexte à la mise sur pied d'un comité pour l'étude de la censure, qui accouchera en 1962 du Rapport Régis, du nom du père Louis-Marie Régis, un philosophe s'inscrivant en faux contre la pensée rigoriste de l'Église. C'est la fin des «ciseaux».

En 1967, sous la houlette d'André Guérin, le Bureau de la censure, libéré des pressions politiques et religieuses, devient le Bureau de surveillance du cinéma (puis, en 1983, la Régie du cinéma). C'est l'aboutissement de ce que les historiens du cinéma appellent la «révolution copernicienne».

«On élimine le code moral de 1930, dit Yves Lever. Ce n'est plus un code établi, qu'il soit défini par le clergé ou par le gouvernement, qui sert de base, mais la conscience des gens et le consensus social. C'est ce que la société peut tolérer. Ça semble évident aujourd'hui, mais ce ne l'était pas du tout à l'époque.»

Quelques faits isolés rappellent dans la foulée que la censure ne disparaîtra jamais tout à fait. En 1968, la présentation en français du film érotique danois I, A Woman est interrompue par l'escouade de la moralité. Les «films de fesses» québécois de l'époque - Après-ski, Deux femmes en or, L'initiation - sont aussi montrés du doigt par l'Église.

«La censure existe parce que le pouvoir veut garder le contrôle sur l'imaginaire des gens, rappelle Yves Lever. Ce qui va changer avec le temps, c'est l'arrivée à une liberté nouvelle. Le contrôle sur l'imaginaire va s'effriter petit à petit.»

Le Bureau de la censure n'existe plus depuis plus de 40 ans, mais des cinéastes estiment qu'il existe aujourd'hui des formes plus pernicieuses de censure, comme l'autocensure ou le diktat du box-office. «On dit souvent qu'il y a deux formes de censure, constate Yves Lever. La censure qui proscrit et la censure qui prescrit. Une forme de censure nous dit ce que l'on ne doit pas voir, et l'autre, ce que l'on doit voir. En ce sens, la censure d'hier n'est pas comparable à la censure d'aujourd'hui.»