Notre nouvelle série Mutations est un rendez-vous hebdomadaire pour comprendre l'évolution de notre société. De l'environnement à la politique, en passant par le féminisme, la santé ou la culture, elle explorera les grandes transformations du Québec à travers son histoire.

Vider son cendrier dans le stationnement. Jeter sa canette vide par la fenêtre de l'auto. Vidanger l'huile de son moteur dans les égouts. Aberrant! Et pourtant c'était la norme il y a peu.

C'est en jetant un regard dans le rétroviseur que l'on peut apprécier la distance parcourue en quelques décennies par les Québécois. Pour le bien de l'environnement, ou simplement par civisme, ils ont en effet ajusté de nombreux comportements au cours des 50 dernières années.

Auteur de l'ouvrage Une histoire de l'écologie au Québec, l'historien Yves Hébert l'a constaté au fil de ses recherches. «Je suis récemment tombé sur une photo de la rivière Yamaska datant de l'hiver 1969, illustre-t-il. On y voit le cours d'eau gelé, puis de petites buttes disséminées un peu partout. Il s'agissait de dépotoirs domestiques! On entassait ses déchets, puis on attendait que le tout disparaisse au moment du dégel, au printemps...»

Au chapitre de l'environnement, ce sont donc des bonds de géant qui ont été réalisés au fil du temps, tout particulièrement au cours de la seconde moitié du XXe siècle. En effet, si les années 40 et 50 ont été marquées par un certain éveil à la nature (Cercles des jeunes naturalistes, clubs 4-H), les décennies suivantes ont fait place à un réveil un peu brutal.

À l'enchantement succède ainsi le désenchantement, résume Yves Hébert. Les Québécois découvrent alors l'existence des menaces qui planent sur l'environnement. Les scientifiques ainsi que militants dénoncent alors de plus en plus «la pollution», surtout celle qui touche l'eau.

«Dans les années 50, les clubs de chasse et pêche, les groupes de naturalistes ainsi que les associations riveraines se montrent de plus en plus préoccupées par l'état des cours d'eau», indique Stéphane Castonguay, professeur à l'Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la chaire de recherche en histoire environnementale du Québec.

Un manuel de conservation de 1958 signé notamment par les Pêcheurs et Chasseurs de Montréal inc. se désole ainsi qu'»aux endroits où nous vivons en grande majorité, les lacs et les cours d'eau sont devenus d'une malpropreté si dégoûtante qu'il est presque malséant d'en parler ou d'écrire à ce sujet».

Cris croissants

Puis, avec le temps, les médias commencent à amplifier les doléances exprimées. Rachel Carson éveille les consciences au problème des polluants en 1962, avec son célèbre ouvrage Silent Spring. Le mouvement environnemental prend forme. Quelques artistes et intellectuels s'y joignent.

Puis, à la fin des années 60, le Québec est frappé par l'une des pires catastrophes environnementales de son histoire: plus de 50 000 tonnes d'hydrocarbures sont déversées directement dans les lagunes de la ville de Mercier...

L'électrochoc est aussi important que celui provoqué par deux autres catastrophes qui frappent l'imaginaire des Québécois: un dépôt de BPC part en fumée à Saint-Basile-le-Grand en 1988, puis le plus gros dépotoir de pneus du Québec subit le même sort en 1990, à Saint-Amable.

Entre-temps, l'administration publique choisit de s'engager dans ce dossier. Durant les années 70, le Québec voit naître coup sur coup la Loi québécoise sur l'environnement, le ministère de l'Environnement et le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement.

Fragilité

Est-ce à dire qu'en l'espace de 20 ans, les Québécois prennent conscience de la fragilité de l'environnement et modifient leurs comportements en conséquence? Peu s'en faut. Les années et décennies qui suivent montrent que le discours est de plus en plus compris et entendu, mais que les gestes ne suivent pas nécessairement.

«Les bottines ne suivent pas les babines, lance Jean-Guy Vaillancourt, écosociologue de l'Université de Montréal, aujourd'hui à la retraite. On parle de plus en plus d'environnement à cette époque-là, mais on tarde à agir. On tarde d'ailleurs toujours à agir!»

Et ce, malgré que les décennies suivantes soient marquées par une médiatisation croissante des problèmes environnementaux, la publication du rapport Bruntland, la production d'une cinématographie militante et la tenue de grands-messes environnementales comme le Sommet de Rio.

Il faut ainsi attendre la dernière décennie pour que les gestes des citoyens, même s'ils ne sont pas à la hauteur des attentes, commencent à se faire plus nombreux, qu'il s'agisse de l'utilisation des sacs réutilisables ou du recyclage, par exemple.

Pour l'auteure et écologiste Laure Waridel, qui situe ces changements dans les 15 dernières années, le virage s'est fait le jour où les citoyens ont commencé à voir plus concrètement les effets des gestes nocifs qu'ils faisaient: algues bleues, smog, allergies et cancers en hausse, etc.

«De plus en plus de gens veulent faire des gestes, se réjouit Laure Waridel. Certes, ce n'est pas encore la majorité, mais tout commence par une minorité. L'histoire nous l'apprend. On n'a qu'à penser aux mouvements qui ont mené à l'abolition de l'esclavage, au droit de vote des femmes. Rien de tout ça n'est arrivé tout seul.»

Témoin concret de ce changement des mentalités, cette lettre envoyée tout récemment à Laure Waridel par Visa Desjardins. L'entreprise y précise les détails d'un concours au moyen duquel les participants peuvent gagner non pas une auto comme à l'époque, mais plutôt des paniers de légumes bios...

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La pollution en 1958...

«Notre province est couverte de lacs et de cours d'eau et, en présence de volumes d'eau aussi considérables, nombreux sont ceux qui croient que de telles quantités d'eau peuvent "noyer" la pollution... Aux endroits où nous vivons en grande majorité, les lacs et les cours d'eau sont devenus d'une malpropreté si dégoûtante qu'il est presque malséant d'en parler ou d'écrire à ce sujet. Il est évidemment tout à fait imprudent de s'y baigner et encore plus dangereux de s'y abreuver.

«Tout cela existe, parce que le Canada s'enrichit en s'industrialisant et que sa population s'accroît constamment. Voyez-vous, la vie est ainsi faite ; le succès se paie et la pollution est l'un des prix qu'il nous faut payer. (...) C'est un problème dont la solution va s'avérer de plus en plus difficile à résoudre, à mesure que le pays va continuer à se développer!»

Source: En pleine nature, Manuel de conservation, distribué entre autres par les Pêcheurs et Chasseurs de Montréal inc., 1958, cité dans Une histoire de l'écologie au Québec, Yves Hébert, 2006.