En 2050, des villes de 100 000 habitants auront poussé aux quatre coins du Grand Nord canadien pour exploiter ses ressources naturelles. Et les habitants de la Floride pourraient fort bien être tentés par le Canada pour fuir les ouragans et la montée du niveau de la mer qu'amèneront les changements climatiques. Voici deux des prédictions de Laurence C. Smith, un géographe de l'Université de Californie à Los Angeles qui vient de publier The World in 2050, un portrait de la planète dans 40 ans.

Q Vous annoncez une explosion du nombre de villes de taille moyenne dans le Grand Nord. Pouvez-vous donner des exemples?

R Avant les années 60, il n'y avait personne en Sibérie occidentale. Maintenant, on compte plus d'une dizaine de villes de taille moyenne, entre 100 000 et 1 million d'habitants. Ç'a été des investissements désastreux, qui ont contribué à la chute de l'Union soviétique, mais qui permettent maintenant à la Russie de compter sur une production de pétrole de premier plan et qui ont freiné l'augmentation du prix du baril. Le réchauffement du Grand Nord va diminuer les coûts de ce type de projets pétroliers et miniers, parce que les interruptions hivernales des transports et des travaux seront moins longues. Attendez-vous à voir des villes comme Fort McMurray au milieu des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. D'ailleurs, le projet gazier de la vallée de Mackenzie, qui devrait bientôt voir le jour, servira en partie à alimenter Fort McMurray pour réduire le coût et les émissions de l'exploitation des sables bitumineux. C'est assez ironique, vu que le gaz naturel est très propre et que les sables bitumineux sont très polluants.

Q L'Arctique verra-t-il beaucoup de forages pétroliers?

R Le gros de l'activité aura lieu dans la mer de Barents, au-dessus de la Russie, qui est déjà en partie libre de glace. Ou alors près du Groenland, où une compagnie britannique a récemment annoncé un forage réussi. Dans l'Arctique, il y aura encore trop d'icebergs, seuls quelques projets vraiment prometteurs verront le jour. Ça n'empêchera pas l'exploration: le Canada et les États-Unis ont chacun déjà obtenu des milliards de dollars en droits d'exploration. Un rapport de 2009 montrait que l'Arctique abritait le tiers du gaz naturel et le sixième du pétrole à découvrir dans le monde.

Q Vous écrivez que la rareté du pétrole créera des frictions internationales. Pourrait-il y avoir une guerre en Arctique?

R On peut considérer que le pétrole explique en partie les guerres en Irak et en Afghanistan. Mais je crois que les négociations en cours pour fixer les frontières en Arctique éviteront les tensions militaires. La Russie est plus avancée que le Canada pour cartographier l'Arctique et appuyer ses revendications. D'ailleurs, je crois que la Russie est le pays à qui naturellement le pôle Nord revient: elle a été la première à envoyer un navire au-dessus du pôle Nord en 1977 et parmi les 80 navires qui y sont parvenus, 67 étaient russes, trois américains et un canadien.

Q En 2050, l'Arctique aura-t-il remplacé le canal de Panama pour les exportations de l'Asie vers les pays de l'Atlantique?

R Le trafic naval augmentera énormément, mais ne remplacera pas les routes commerciales actuelles. Il y aura encore des icebergs, même l'été, ce qui augmentera les coûts et l'incertitude sur les trajets des porte-conteneurs. Mais il faudra beaucoup de navires pour ravitailler les nouvelles villes du Grand Nord et ramener les minerais et les hydrocarbures qui y seront récoltés. Attendez-vous à voir des ports d'importance mondiale à Churchill, Iqaluit, Bathurst Inlet et Tuktoyaktuk.

Q Vous prévoyez un grand avenir pour le Canada. Sur quoi basez-vous votre prédiction?

R Seule l'Inde devrait avoir une augmentation de population plus importante que le Canada, en pourcentage. Selon l'ONU, il y aura 31% plus de Canadiens en 2050 qu'en 2010. La richesse minérale, l'agriculture qui va prospérer à cause des étés plus longs et de l'augmentation des précipitations ainsi que la faible densité de population assureront la croissance économique pour le siècle à venir. On peut même parler d'une troisième vague de migration vers le Canada, après les découvertes européennes et l'occupation de l'Arctique durant la guerre froide.

Q Vous écrivez que l'augmentation des ouragans et de la sécheresse à cause des changements climatiques pourrait pousser des habitants de la Floride à déménager dans le nord des États-Unis. Pensez-vous sérieusement que cela va arriver?

R C'est très possible, même s'il est extrêmement difficile de savoir si les pires prédictions des changements climatiques se réaliseront. Déjà, on voit que l'Espagne souffre de sécheresse, et la Floride des ouragans et des coûts élevés exigés par les assureurs. Le phénomène des riches retraités d'Europe du Nord et du Canada qui choisissent d'y passer leurs vieux jours était peut-être un accident de l'histoire. Le dynamisme économique du Canada contrecarrera peut-être l'attrait des climats plus chauds.

Q Vous écrivez que le réchauffement de la planète rendra plusieurs routes d'hiver impraticables. Quelques exemples?

R Lors d'une visite au Canada, j'ai réalisé que plusieurs projets ne seraient pas viables sans routes d'hiver, parce que sans elles il n'existe pas d'autre moyen de s'y rendre que l'avion. Par exemple, la mine de diamants Diavik dans les Territoires-du-Nord-Ouest ou le producteur de bois Tolko dans le nord de l'Alberta. Diavik pourrait être ravitaillée par un port situé au nord, avec une route d'hiver qui tiendrait mieux le coup et même augmenterait la production dans un premier temps. Mais ce sont des calculs compliqués qui diminuent la rentabilité du Grand Nord.

Q La fonte du pergélisol causera-t-elle des problèmes aux villes du Grand Nord?

R Dans certaines villes sibériennes, 80% des immeubles ont des problèmes structuraux. C'est parfois dû à des problèmes de conception, mais même le chemin de fer allant vers Churchill au Canada a des problèmes de pergélisol. Il faudra beaucoup de recherches pour comprendre comment construire des immeubles qui s'adapteront à la fonte du pergélisol. En 2050, il y aura entre 13% et 29% moins de superficie de pergélisol et, sur ce qui restera du pergélisol, la fonte durant l'été sera en moyenne 50% plus profonde.

Q Quelles seront les autres conséquences de la fonte du pergélisol?

R Plusieurs des lacs du Grand Nord disparaîtront parce qu'ils seront absorbés par le sol dégelé. Et il y a les changements climatiques. Plus de 1600 gigatonnes de carbone sont actuellement présentes dans le pergélisol. C'est huit fois plus que ce que l'humanité a émis dans l'atmosphère depuis l'industrialisation. Si seulement 5% ou 10% du carbone du pergélisol se retrouve dans l'atmosphère, les changements climatiques seront accélérés.

Photo fournie par le département de géographie de UCLA

Selon Laurence C. Smith, le GrandNord canadien est appelé à se développer à un rythme impressionnant au cours des 40 prochaines années.