Les « révisionnistes» ont détourné le sens de la crise d'Octobre, dénonce William Tetley, qui était ministre des Institutions financières à l'époque. Il leur répond avec Octobre 1970 Dans les coulisses de la crise, qui vient d'être traduit en français. L'ex-ministre y rappelle entre autres que la Loi sur les mesures de guerre n'a pas été imposée par Ottawa et qu'une majorité de francophones l'appuyaient. Même s'il en déplore certains dérapages, M. Tetley reste convaincu : cette loi était nécessaire. Et il ne fallait pas négocier avec les « terroristes «.

Q - Vous dénoncez un certain «révisionnisme» concernant la crise d'Octobre. Comment a-t-on essayé de réécrire l'histoire?

R Aujourd'hui, on dénonce beaucoup la Loi sur les mesures de guerre. On entend plein d'exagérations et d'hyperboles. Les partisans de la violence sont devenus des victimes. Mais à l'époque, la population appuyait notre mesure. (...) Selon un sondage Gallup publié en décembre 1970, 86% des francophones étaient en faveur.

Q - Et à l'Assemblée nationale? Il y a eu un consensus, mais de courte durée...

R La Loi sur les mesures de guerre avait été appuyée par les trois partis de l'opposition, incluant le PQ. Camille Laurin, le leader parlementaire péquiste, avait même félicité Bourassa, comme le prouve le Journal des débats. Puis deux ou trois heures plus tard, il avait changé d'idée. Il essayait de dire qu'on l'avait mal compris, qu'il voulait parler de l'assurance maladie. Les autres députés riaient. Ils se doutaient bien que René Lévesque venait de parler à Laurin.

Q - Dans votre ouvrage, vous soutenez que la position de Lévesque était ambiguë. Pourquoi?

R - Au début, il dénonçait la Loi sur les mesures de guerre. Puis le 30 octobre, dans sa chronique du Journal de Montréal, il écrivait: «L'armée occupe le Québec. C'est désagréable, mais sans doute nécessaire en temps de crise.» Il avait humilié Laurin en le faisant changer d'idée, puis il l'a humilié une deuxième fois en lui disant que c'était finalement une bonne chose.

Q - Vous racontez que la Loi sur les mesures de guerre avait d'abord été demandée par le maire de Montréal Jean Drapeau, puis par le premier ministre Bourassa. Elle n'aurait donc pas été imposée par Ottawa?

R - Absolument pas. Et les troupes de l'armée étaient sous l'autorité du chef de la Sûreté du Québec. Les policiers étaient contents de voir arriver les soldats, ils étaient débordés.

Q - Trois raisons permettaient la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre: qu'il y ait une guerre, une insurrection ou une insurrection appréhendée. Le gouvernement Bourassa a invoqué ce dernier motif. Il craignait que le FLQ ne passe à la dernière étape de son plan, les assassinats sélectifs. Était-ce une menace réelle, selon les informations que vous déteniez à l'époque? Et selon ce qu'on sait aujourd'hui du FLQ et de sa désorganisation?

R - C'était justifié. La preuve, le 15 octobre, dans ce qu'on appelle le Grand soir, environ 3000 étudiants (et d'autres sympathisants) scandaient «FLQ, FLQ». Il y avait des grèves dans les universités et des appels à la violence par des gens comme Pierre Vallières et Charles Gagnon. (...) Vous savez, notre décision a été saluée par des gens de l'étranger. Henry Kissinger (alors conseiller de la sécurité nationale) dit avoir envoyé une lettre pour nous féliciter d'être le premier gouvernement à tenir tête aux kidnappeurs. On ne retrouve pas la lettre, on ne sait pas si elle a été envoyée, mais ça, c'est une autre histoire. Vous connaissez Kissinger...

Q - Malgré ces appuis, un parti fédéral s'opposait à vous: le NPD. Selon son chef Tommy Douglas, la Loi sur les mesures de guerre revenait à «utiliser une masse pour écraser une cacahuète». Votre décision était-elle dictée par la panique?

R - Je ne pense pas.

Q - Après l'enlèvement de Pierre Laporte, vous avez offert seulement deux choses au FLQ: la libération conditionnelle de cinq prisonniers qui y avaient déjà droit, et l'exil à Cuba ou ailleurs pour les ravisseurs. Était-ce une décision précipitée?

R - Non. Le lendemain de l'enlèvement de Laporte, Bourassa a convoqué le Conseil des ministres à son bureau d'Hydro-Québec. Durant la réunion, je me suis levé pour dire: «Nous avons la vie de Laporte entre nos mains, soyez prudents!» On s'est rencontrés à nouveau le lendemain et le mardi. Après trois jours de délibération, nous avons voté à l'unanimité. C'était une décision difficile, pas du tout prise à la légère. Mais ce n'était pas une décision paniquée.

Q - Deux autres solutions s'offraient au gouvernement: la Loi martiale, liberticide, qui paralyse les tribunaux. Et la simple utilisation du Code criminel. Le juriste Nate Nurgitz, alors président du Parti progressiste-conservateur, prétend que le Code donnait toutes les munitions nécessaires au gouvernement. Aurait-ce été une meilleure idée?

R - Le Code criminel exige que l'on obtienne un mandat, que l'on parle à un juge, etc. Cela prend du temps. Le seul moyen efficace pour répondre à la menace, c'était la Loi sur les mesures de guerre.

Q - On retrouve en annexe de votre livre des extraits de votre journal personnel. À partir de quand avez-vous commencé à le tenir?

R - Au début de la crise. Je sentais que c'était très, très important. J'écrivais souvent au Conseil des ministres ou le soir, quand je soupais seul. J'allais parfois dans le restaurant où Bourassa soupait à 23h, mais il ne m'invitait pas avec sa gang.

Q - Dans ce journal, vous écriviez le 16 octobre: «Nos rafles n'ont rien donné. (...) Il semble que (les policiers) sont allés trop loin». Vous dites qu'on a «imprudemment appréhendé» des poètes comme Gaston Miron et Gérald Godin. Vous déplorez aussi qu'on n'ait pas permis aux détenus de parler assez rapidement à leur avocat ou à leur famille.

R - Oui, mais tout cela était difficile à gérer. Au total 497 personnes ont été arrêtées sans mandat. Parmi ces arrestations, 103 étaient injustes. Tous ces gens ont été indemnisés dès mars 1971 après une enquête indépendante du Protecteur du citoyen. Et c'est le gouvernement Bourassa qui a commandé rapidement cette enquête. On leur a versé jusqu'à 30 000$ (en dollars actuels). Mais ça, on n'en parle pas.

Q - Le ministre Laporte est mort, comme on le sait. Regrettez-vous de ne pas avoir répondu aux demandes des terroristes?

R - Bien sûr que je regrette la mort de Laporte. Mais quand on a un dilemme, il faut trancher. Je ne pense pas que nous sommes responsables de sa mort. Je note que depuis, il n'y a pas eu d'enlèvements. Et rappelez-vous aussi que les terroristes, eux, n'ont jamais exprimé de regret pour l'assassinat de Laporte.

Photo: Michel Gravel, archives La Presse

William Tetley arrivant à une réunion du Conseil des ministres à l'édifice d'Hydro-Québec, le 13 octobre 1970.