Lise Bissonnette quittera la Grande Bibliothèque le 22 juin prochain, émue mais avec le sentiment du devoir accompli. Dès 1998, elle militait en faveur de cette institution avant qu'on lui en confie la réalisation. Elle présidait aux destinées unifiées de Bibliothèque et Archives nationales du Québec depuis 2002. Rencontre avec une passionnée de culture.

Q Ce vaisseau amiral de la culture québécoise, c'est un peu votre bébé. Est-il difficile de le quitter?

R Plus qu'on ne le pense. Les institutions sont plus grandes que les personnes. Dans l'absolu, c'est vrai. Mais au moment de partir, c'est troublant. J'ai commencé le 4 août 1998 dans un bureau du ministère de la Culture, à un étage où j'étais seule. Aujourd'hui, on est plus de 800. J'ai vu et supervisé chaque petite strate. J'ai connu l'adversité et la victoire sur l'adversité. Je croyais pouvoir m'en détacher plus facilement.

Q Qu'est-ce qu'il est le plus difficile de quitter?

R Ce qui m'émeut, c'est l'attachement aux personnes, dont certaines sont avec moi depuis le début. C'est physique aussi. Le soir, vue de l'autre côté de la rue, c'est une des plus belles choses qu'on puisse voir à Montréal. Il y a une âme à l'intérieur. Mais ce sont aussi les missions nationales fusionnées des Archives et de la Bibliothèque. C'est un instrument extraordinaire qui n'existe pas ailleurs dans le monde.

Q C'est aussi un succès populaire et l'un des rares grands projets montréalais des dernières années.

R Il n'y avait rien eu de tel depuis le Musée de la civilisation à Québec, en 1988. C'est agréable de se rendre compte que c'était possible. On la cite souvent pour montrer qu'on peut faire de grands projets à Montréal, mais il faudrait relire la revue de presse à l'époque, il y avait carrément de l'hostilité face au projet.

Q Qu'est-ce qui a renversé la vapeur, à votre avis?

R La Grande Bibliothèque est à la fine pointe. C'est une nouvelle façon d'accompagner la culture qu'on propose ici. Ce n'est pas juste parce qu'il y a des livres et des documents qu'il y a tant de monde. Cette institution est une façon de vivre.

Q Qu'en est-il des relations entre le milieu culturel et BAnQ?

R Le milieu culturel revendique uniquement en fonction de la création. Je le dis d'autant plus librement que je suis écrivaine. Les artistes mesurent l'avancement de la culture aux investissements dans la création. Aucun gouvernement au monde ne donnera jamais assez aux artistes, mais on rate une chose que BAnQ dit avec force: sans institutions, les artistes et la création vont éprouver beaucoup de difficulté. Les institutions, c'est majeur. Tu peux peindre, écrire, danser, faire de la performance, mais s'il n'y a pas de salle, de théâtre, de bibliothèque et de béton, pour employer un mot qui est pornographique dans les milieux culturels, on va où ? On veut vivre sans abri?

Q C'est en quelque sorte un dialogue de sourds?

R Ça avance, mais les gens des milieux culturels ont encore de la difficulté à nous inclure. Il reste à faire. Le milieu culturel n'a pas le réflexe d'inclure la bibliothèque dans ses propositions. De 8000 à 10 000 personnes entrent ici chaque jour. Elles savent lire et sont curieuses. Voilà un public. Il existe une vision passéiste des bibliothèques. Celles-ci devront forcer des portes. Avec les nouvelles technologies, l'institution culturelle par excellence du temps présent, c'est la bibliothèque.

Q Que peut nous apprendre la Grande Bibliothèque dans l'élaboration du projet Montréal, métropole culturelle?

R Il y a encore de la place pour créer des institutions à Montréal. Le projet du Musée d'art contemporain dans le silo du Vieux-Port devrait déjà être réalisé. Dire que Frank Gehry doit signer un édifice ici, c'est quelque chose de très superficiel, mais j'ai toujours pensé que Montréal, pour sa taille et ses prétentions, ne peut pas miser uniquement sur ses créateurs. L'idée n'est pas de refaire Bilbao, mais de donner aux gens des endroits où ils puissent communier avec les créateurs d'ici et d'ailleurs.

Q Êtes-vous fatiguée d'entendre parler des lames de verre qui sont tombées de l'édifice?



R Si cela était arrivé à un pavillon de l'Université de Montréal juché sur la montagne, aurait-on fait la une du Téléjournal ? Poser la question, c'est y répondre. Cela nous est arrivé parce qu'on est la Grande Bibliothèque et parce que c'est un bâtiment qui importe dans la vie de la collectivité. Tout le monde est désolé, mais nous avons un édifice solide qui a coûté moins de 100 millions, le moins cher en Amérique du Nord.

Q Que pensez-vous du Quartier des spectacles?

R Je suis plutôt contente de voir que ça bouge, mais un peu inquiète des qualités architecturales. On verra. Je suis extrêmement sensible à ces questions. Sur le boulevard Saint-Laurent, je trouve les propositions un peu démesurées. Reste qu'on est en train de refaire une partie de la ville qui était désolée et abîmée.

Q Avez-vous l'intention de retourner à l'écriture?

R J'ai 63 ans. C'est un peu un temps d'arrêt. On verra ce qui va m'arriver, mais je suis prête à prendre ma retraite. Dans l'immédiat, je n'ai aucun projet. Ça fait 20 ans que je dirige ou que je suis responsable d'une institution. Ce n'est pas vrai que j'ai besoin d'être dans l'action à plein temps. Je veux faire de la recherche et retourner au roman. Je me sens terriblement coupable de ne pas écrire. Je marche à la culpabilité. Toutes les motivations sont bonnes, dans la vie.