Gaza est une bombe à retardement, avait écrit Robert Malley dans l'International Herald Tribune, en janvier 2008. Ce grand spécialiste du conflit israélo-palestinien avait vu juste. Un an plus tard, la bombe a explosé. Responsable du dossier du Proche-Orient pour l'International Crisis Group, Robert Malley a conseillé l'ex-président Bill Clinton sur cette question. En 2000, il avait été l'un des principaux organisateurs du sommet de Camp David, cette rencontre entre Palestiniens et Israéliens où tout avait dérapé. La Presse l'a joint à Washington pour faire le point sur ce conflit.

QEn janvier 2006, les Palestiniens ont voté majoritairement en faveur du Hamas. La situation actuelle aurait-elle pu être évitée si le monde n'avait pas rejeté le résultat de ces élections en boycottant le Hamas?

 

RIl ne fait aucun doute que la tragédie à laquelle on assiste aujourd'hui est le bilan de deux ans de politique aveugle de la part d'à peu près tout le monde. Le Hamas a fait preuve de cécité politique en refusant de devenir un gouvernement responsable. Mais il y a eu aussi de la cécité de la part d'Israël qui a essayé d'isoler le Hamas comme s'il pouvait ainsi renforcer sa sécurité. Alors que c'est exactement l'inverse qui s'est produit.

Cécité, maladresse et faute politique également de la part de l'Autorité palestinienne qui n'a jamais franchement accepté sa défaite électorale. Et enfin, il y a eu la communauté internationale qui avait appelé à des élections et en a ensuite rejeté le résultat. La politique menée depuis 2006 courait à la catastrophe. C'est un échec collectif.

QLes deux parties s'accusent mutuellement d'avoir rompu leur cessez-le-feu. Qui a raison?

RLa vraie question, c'est qu'est-ce qu'il y avait à rompre au juste? Le cessez-le-feu était plein de trous et d'ambiguïtés. Et il était interprété différemment par les deux parties, et ce, dès le premier jour. Je suis allé en Israël, en Égypte et à Damas dans la semaine qui a suivi la signature de cet accord et j'ai entendu trois versions différentes. Le Hamas était convaincu qu'en vertu du cessez-le-feu, la bande de Gaza serait entièrement ouverte au commerce. Mais Israël croit n'avoir jamais accepté l'ouverture entière des points de passage. Le cessez-le-feu était bancal et bâclé, et il faudra en tirer la leçon quand les armes se seront tues.

QVous dites-vous que les deux parties ont quelque chose à gagner de cette guerre? Quoi au juste?

RIsraël estime qu'il est en train d'endommager les capacités militaires et le leadership du Hamas, donc de l'affaiblir. Le Hamas, lui, fait un calcul politique: chaque jour qui passe accroît son prestige parmi les Palestiniens et sur la scène régionale. L'un fait un calcul militaire, l'autre un calcul politique. Les deux pensent qu'ils ont plus à gagner qu'à perdre en continuant les combats. Dans l'état actuel des choses, on ne peut pas compter sur eux pour faire cesser la guerre. La seule solution vient de la mobilisation internationale.

QLe jour du déclenchement de l'offensive israélienne, des Palestiniens dans certaines villes de Cisjordanie se sont réjouis de voir le Hamas attaqué, certains ont même distribué des chocolats. Est-ce une position répandue?

RCertains membres du Fatah (le parti de Mahmoud Abbas) n'ont jamais accepté leur défaite électorale. D'autres avaient souffert de la répression à Gaza, et il y a énormément de ressentiment à l'égard du Hamas. Alors, à certains niveaux du Fatah, il y a de la satisfaction. Mais pas dans la rue. Au contraire, les gens se disent qu'on ne peut pas se battre entre Palestiniens devant une telle agression. Le Fatah est très divisé et affaibli, et la crise actuelle ne fait qu'accentuer cette tendance.

QLes Israéliens qui croient qu'en frappant Gaza ils rendront le Hamas moins populaire se trompent, alors?

RDans une période de tragédie, la solidarité se fait presque automatiquement envers ceux qui combattent. Est-ce qu'à long terme des gens se diront que c'est le Hamas qui, par sa politique, a provoqué cette calamité? Je crois plutôt que ceux qui sont partisans d'un processus de paix négocié et diplomatique sont en perte de vitesse. Et que ceux qui estiment qu'il faut se battre deviennent de plus en plus populaires.

QIsraël cherche-t-il à renverser le Hamas?

RJ'en doute. En théorie, on peut liquider et détenir les dirigeants du Hamas, mais tout ça va requérir une intervention terrestre extrêmement délicate avec des pertes civiles importantes. Pour un résultat incertain, étant donné que le Hamas n'est pas seulement une force militaire, mais aussi une présence profonde sociale et économique. Il n'est pas clair que l'on puisse l'extirper de Gaza. Mais même si Israël y parvenait, que ferait-il de Gaza? Est-ce qu'il veut la réoccuper? J'en doute. Une force internationale serait perçue comme venant dans le sillage israélien. Et il serait difficile pour l'autorité israélienne de revenir dans ces conditions. On risquerait donc de se retrouver dans un chaos proche de ce que l'on trouve en Somalie. Je ne crois pas qu'Israël souhaite ça. Mais les dynamiques militaires peuvent conduire à des résultats que l'on n'a pas prévus.