Pierre couche avec des prostituées depuis 20 ans. Il suit toujours le même rituel : il parcourt les rues du centre-ville en auto, regarde les filles, revient sur ses pas, roule lentement, soupèse, choisit. C'est la chasse qui l'allume.

«Quand j'ai fait mon choix, j'arrête, raconte Pierre. La fille vient vers moi, se penche à la portière et me regarde. On ne dit pas un mot. Puis elle embarque dans l'auto.«Veux-tu aller dans une chambre d'hôtel, demande la prostituée ?

-Non, répond Pierre, on reste dans l'auto. C'est pour un blowjob. Tu charges combien ?»

Tout se passe rapidement. Dix minutes, parfois quinze.

Après la fellation, Pierre sent un immense vide. Il est toujours déçu, jamais comblé. Sa sexualité est sans fond. Il se sent coupable, honteux d'avoir cédé à ses démons.

«L'éternité, dit Pierre, c'est entre le moment où tu as joui et celui où tu débarques la fille de ton auto. Quand elle part, je la regarde et je me dis : «Je ne veux plus, c'est trop moche.»»

Pierre est un «sexaholic» Sa sexualité est débridée. Il a besoin de sexe. Tout le temps. Comme un alcoolique. Quand il était jeune, il apaisait ses pulsions sexuelles en se masturbant et en feuilletant des revues. Puis il a découvert les prostituées. La première fois, c'était à Amsterdam en 1973.

L'exutoire parfait.

«J'en ai usé des pneus à me promener en ville, dit-il. J'aime mieux la chasse que l'acte.»

En dehors de ses virées nocturnes, Pierre est un homme ordinaire, respectable. Père de deux grands enfants, il est marié depuis 25 ans.

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Son père et son grand-père étaient alcooliques. Pierre aussi. Son père était riche, il a bâti sa fortune dans les années 50. Quand Pierre avait 12 ans, son père a fait faillite. La famille a déménagé et renoncé aux voyages et au chalet. Sa mère a trouvé un boulot : vendeuse chez Eaton.

Pierre ajuste sa cravate. Il a 55 ans. Complet impeccable, chemise blanche immaculée, cheveux gris, il respire l'aisance. Il a une belle carrière. La télévision l'invite parfois pour commenter l'actualité.

Il a de l'argent, beaucoup d'argent, plus d'un million, souligne-t-il. De quoi se payer une grosse maison. Et des prostituées.

Pourtant, les courtisanes de luxe ne le branchent pas. Il préfère les filles qui font le trottoir au centre-ville, des putes qui demandent 20 $ ou 40 $ pour une fellation.

Pendant 20 ans, Pierre en a vu de toutes les couleurs : des filles fines, des bêtes, des pressées, des angoissées obsédées par leur fix. Elles sont parfois tellement gelées que Pierre leur demande de partir. Toutes ont peur de la police.

Le souvenir le plus moche ? «Une fille me faisait une fellation, quand son téléphone a sonné. Elle s'est mise à parler en continuant de me masturber. Je lui ai dit : « Va-t'en ! Débarque ! »»

Il a peur d'attraper des maladies, peur d'être arrêté, de vivre dans la honte et de voir son nom dans les journaux. Mais ses démons sont plus forts que lui, plus forts que sa peur.

Il ne donne jamais son vrai nom. «J'explique aux filles que je m'appelle Jacques et que je suis agent d'immeuble. Elles me disent parfois que j'ai un beau char pour un agent d'immeuble.»

Il ne méprise pas les prostituées. Au contraire. «Quand tu as les culottes baissées dans une ruelle, t'es mal placé pour les juger. Beaucoup d'hommes sont aussi démunis qu'elles, démunis dans leur dépendance.»

Mais il reste froid. «Je ne suis pas là pour soigner le monde, je ne suis pas un travailleur social. La fille est dans la rue, c'est tout. C'est le sexe qui m'intéresse, pas les filles. C'est une obsession.»

Pendant 12 ans, Pierre a renoncé aux prostituées même si sa libido le torturait. Il a intégré un groupe de sexaholics anonymes. Mais il y a quelques années, il a craqué. «La rechute a été douloureuse», précise-t-il.

Il a recommencé à arpenter les rues du centre-ville en auto. Il est reparti à la chasse. «Je croyais que je pouvais contrôler mes pulsions, dit-il, mais c'est comme l'alcool. C'est tout ou rien, pas de demi-mesure.»

Depuis quelques mois, Pierre est de nouveau «sobre». Fini les prostituées. «J'ai arrêté parce que j'étais trop malheureux. Je ne veux pas recommencer, ça m'éloigne de ma femme. Je mens et je triche. Je déteste ça. Dans la vie, je suis un homme droit.»

Il soupire. «La sexualité m'a rendu plus malheureux qu'heureux.»

Tiendra-t-il le coup ? Il l'ignore. Il n'ose jurer de rien. Ses démons ne sont jamais loin.