À Montréal, les hommes qui vendent leur corps dans la rue sont très souvent des toxicomanes ou des fugueurs. Pas forcément homosexuels car la prostitution est alors l'expédient qui leur permet d'atteindre un paradis artificiel. S'ils hantent aussi les peep-shows, ils sont de moins en moins populaires, remplacés par les escortes qu'on rencontre discrètement sur l'internet ou grâce aux journaux.

Ils sont jeunes et viennent et reviennent chaque nuit dans les jardins fleuris du parc Charles-S.-Campbell. Noyés dans des vêtements trop grands pour eux, ils balancent leur corps, un coup à droite, un coup à gauche, comme des canards fatigués. Leurs yeux vitreux implorent : emmène-moi pour calmer mon insatiable besoin de cocaïne, de speed, de crystal, de crack, d'ecstasy, de marijuana ou de pot.«Tu peux me rendre un p'tit service ? J'ai besoin d'argent, 20$. J'peux t'faire un p'tit massage si tu veux.»

Il dit s'appeler Sébastien. S'il a 19 ans, c'est le bout du monde. Yeux noirs. Cheveux noirs. Vêtements noirs. Drogue noire.

«C'est pour quoi les 20 piasses ?»

«C'est pour mes carences.»

Un peu plus loin, un monsieur assis sur un banc nous regarde.

«Pis, tu veux ?» insiste Sébastien.

Il n'est pas intéressé à parler au journaliste. Il veut de l'argent. «Now.» Riant nerveusement, son corps bascule alors sur le côté et emporte son drame au loin.

Ce soir-là, sous la pleine lune et les étoiles, plusieurs silhouettes viendront frayer dans ce petit parc du Village gai. La journée, des enfants y jouent. Des employés y pique-niquent. La nuit, c'est le haut lieu de la prostitution masculine montréalaise dans ce qu'elle a de plus sulfureux.

Les policiers ont été peu présents cette nuit-là. Des cadets, aussi jeunes que les prostitués, ont fait du vélo près des manèges réservés aux 2 à 6 ans. Puis, sont repartis.

Robert Rousseau est directeur d'Action Séro-Zéro. L'organisme a depuis huit ans un local discret dans ce quartier où il accueille des prostitués de rue pour les conseiller et prendre soin d'eux. Sans juger ces jeunes dont 55 % sont sans domicile fixe.

«Nous faisons 3000 interventions annuelles auprès de 300 personnes et Séro-Zéro a rencontré 150 nouveaux prostitués sur rue depuis un an», dit-il. Difficile de savoir exactement combien il y a de prostitués masculins à Montréal. Car la prostitution a changé. Il y a peut-être 400 prostitués dans la rue mais il y en a aussi beaucoup ailleurs.

Aujourd'hui, celui qui veut une relation saine avec un prostitué va recourir aux petites annonces des journaux ou de revues tels que Voir, Hour, Mirror ou Fugues, ou bien se rendre sur l'internet ou dans des bars.

François a 38 ans. Il est «200 % gai». Il «a déjà fait la rue» mais il a préféré attirer ses clients avec une petite annonce dans le journal. Depuis 12 ans, il reçoit des hommes de tous âges (le plus âgé a 64 ans), gais ou bisexuels, de toutes conditions.

Il a grandi sur la rive nord et a longtemps travaillé en rénovation. Mais il a laissé tomber son entreprise. Il fait assez d'argent en recevant chez lui entre 10 et 15 clients par mois, ou en se rendant à domicile ou dans des hôtels. Son prix de base : 80 $/heure. Mais des clients lui laissent 100, 200 voire 500 $. «Tu vois, là, j'ai fait 4030 $, dit-il. J'ai des mois à 6000 $ mais j'ai aussi des mois d'hiver à 1000 $.»

Parfois, il fait affaire à des gens bizarres. Un jour, un gars cagoulé l'a fait venir dans un hôtel. «À peine je lui ai baissé son caleçon qui sentait mauvais, il m'a tendu 270 $ et m'a demandé de partir.» Un autre l'a appelé pour se faire faire la barbe. Un autre pour lui sentir les pieds. Parfois, des groupes d'hommes ou des couples hétéros l'appellent pour les divertir.

«Ce n'est pas parce que je suis une pute que je baise plus qu'un gai du Village qui baise peut-être quatre fois plus que moi. Je ne suis pas un gars très sexuel. Je baise pour l'argent et ma consommation.» Il a arrêté la cocaïne et la cigarette mais fume pour 65 $ de pot par jour.

Il est rarement malade. Il embrasse un client sur 10 sur la bouche. «Des morpions trois fois, chlamydia, gonorrhée deux fois», dit-il. Il se protège mais ne s'est pas fait tester pour le sida depuis deux ans.

Il se voit arrêter ce travail dans «maximum 10 ans». «Je vais retourner sur le marché du travail, sûrement dans un hôtel», dit-il.

Félix le chat

Pendant l'entrevue, Félix, 20 ans, bisexuel, a reçu deux appels de clients. Il a grandi dans Pointe-aux-Trembles, entre un père drogué et une mère qui n'avait pas la santé pour l'élever. Il a été en centre d'accueil de 15 à 18 ans.

«J'ai commencé à faire de la sollicitation à 13 ans dans le quartier gai, dit-il. J'étais venu chercher du pot. Les gens m'ont dragué alors j'ai embarqué dans leurs propositions. J'allais chez eux ou à l'hôtel. Je me suis fait prendre et je suis alors allé en centre d'accueil mais je m'étais dit qu'à 18 ans, je reviendrais dans mes trips.»

Félix a arrêté l'école en troisième secondaire. Il voudrait y retourner mais veut continuer à donner des massages de 60 $ ou à faire l'escorte pour 90 à 150 $. Il dit que sa famille est au courant. «Ils voient le salaire que je fais, au moins c'est bien payé», dit-il.

«Une fois, je me suis fait 1600 $ pour trois heures avec un gars qui avait de gros moyens. Ça lui faisait plaisir de m'aider. Il en a eu pour son argent.»

Il rencontre des touristes et des clients de tous âges. Ça ne lui tente pas d'avoir un travail «déclaré», ce qu'il appelle «une crosse gouvernementale», comme le job qu'il a eu un temps dans une pharmacie. Il trouvait qu'on l'exploitait.

Il ne s'est pas fait tester depuis le début de l'hiver mais il «sait» qu'il est «safe». «Tu le sais quand t'es infecté, dit-il. J'essaie de ne pas penser à ça. Moins tu y penses, moins t'as de chances que ça t'arrive. Et puis, j'essaie de limiter les risques.»

Félix fait du dessin, de la musique, de la planche à roulettes et va à la Ronde de temps en temps. «Ma vie est pas mal basée sur le sexe, dit-il. Je suis pas mal en chaleur. Je fais l'amour avec mes amis, des filles aussi qui font des massages.» Mais il ne prend plus de drogues depuis quatre ans. Comme François, Félix se fait entre 3000 et 6000 $ mais ce n'est pas par mois mais par semaine. Il est plus jeune...

Il dépense tout. Il n'a pas de partenaire. «J'aurais le goût de gâter quelqu'un», dit-il, ajoutant qu'il adore cette vie et qu'il ne veut surtout pas en changer...