C'était la vie à fond. Quatre enfants en bas âge, un ministère important, les activités de circonscription, les tournées en région. Sans oublier la partie de boxe quotidienne à l'Assemblée nationale. Tout à coup, plus rien. Sauf la douleur... et la peur. Quand on a apprend qu'on est frappé par un cancer grave, à 39 ans, tout bascule. Claude Béchard reprend le collier après un cauchemar qui a duré cinq mois. Il revenait à son bureau hier pour une rencontre avec La Presse.

Q Vous sortez d'un cauchemar de cinq mois. Début juin, les médecins vous ont découvert une tumeur au pancréas, ce qui est grave. Y avait-il des signes avant-coureurs ?

R Depuis la mi-avril, j'avais de la difficulté à manger. J'avais de moins en moins de tolérance. Tu penses à des pierres au foie, à des brûlures d'estomac. Tu ne penses pas au cancer. Ma chance, si on veut, c'est que ma tumeur au pancréas s'est propagée au tube digestif, ce qui a permis de la découvrir. Après deux mois de tests, le médecin m'a dit qu'il n'avait pas le choix d'opérer. Je savais que ce serait très dur, le médecin m'avait prévenu.

Il m'a dit : «La mauvaise nouvelle serait qu'on termine l'opération après une heure. Cela voudra dire qu'il est trop tard !» Tu te dis que ça n'arrivera pas. Je n'y croyais pas. Le matin même de l'opération, je blaguais avec les infirmiers, je pensais que je sortirais de là en deux semaines. Ça en a duré six. Entré deux semaines avant l'opération, qui a eu lieu le 11 juin, je suis sorti le 11 juillet. Le fameux Moulin à images, je l'ai entendu de mon lit à l'Hôtel-Dieu chaque soir pendant un mois et demi. Je ne l'ai jamais vu : je n'étais pas capable de me rendre à la fenêtre. L'opération a duré près de huit heures. À la fin, le médecin a dit : «Ça s'est bien passé, mais maintenant il faut attendre ! Il n'y a rien de garanti.» Quand je suis sorti des soins intensifs, j'étais branché de partout. Il y a eu des complications. Là, je me suis dit que je ne m'en sortirais pas.

Ils parlaient de me réopérer, la salle était réservée pour le 23 juin. Je savais ce que c'était, je me suis dit que je ne passerais pas au travers. Le stress, la panique, la peur, ça m'a pris quand j'ai dû subir un électrocardiogramme pour préparer la seconde opération. Tout, finalement, est retombé en place et je n'ai pas eu à être réopéré. Le rapport positif des pathologistes est arrivé le 27 juin, deux jours avant mon 39e anniversaire.

Q Vous êtes toujours en chimiothérapie. Comment vous sentez vous, physiquement ?

R J'avais perdu 35 livres, j'en ai repris 18. Je suis chanceux : je n'ai pas de régime alimentaire à suivre. Les interventions au pancréas risquent de déclencher du diabète ou du cholestérol. Je ne me suis pas lancé dans les livres Comment changer de vie ! Le samedi où je suis sorti, j'ai mangé un filet mignon au barbecue. Il n'était pas gros, mais il a passé ! J'ai une chimiothérapie préventive, moins sévère. Je suis traité le mardi. C'est fatigant, mais, le lendemain, je vais mieux.

Q Vous donnez l'impression d'être décidé à vous représenter même si les élections sont déclenchées la semaine prochaine.

R Je suis à mi-parcours. J'ai eu 11 traitements de chimio sur 18, et le plus beau cadeau, je l'ai ici (il sort un papier de sa poche). Cela fait des mois que j'attends juste ce papier. L'oncologue écrit qu'«il n'y a aucune contre-indication à un retour au travail» à mon rythme.

Je ne peux pas faire le marathon, mais je peux recommencer à courir. Je n'ai plus l'intention de courir comme un fou. En politique, je pense qu'on peut faire une bonne job sans s'éparpiller. J'ai encore faim, et c'est ce qui m'a sauvé. Faim, pas juste de la politique... mais de vivre tout court ! Pas nécessairement le pied au plancher. C'est ce que tu veux laisser aux enfants, c'est un mode de vie, être passionné, aimer ce qu'on fait. Il me reste beaucoup de choses à faire après la politique. J'aimerais le privé, finir mon doctorat (en science politique), enseigner.

Q Traverser une telle épreuve, cela doit changer quelqu'un...

R Ça appelle à un meilleur équilibre. Avant, tu finis le vendredi au bureau, tu rentres dans ta circonscription, tu repars le samedi matin. Les enfants te regardent comme un extraterrestre.

J'ai des tests tous les six mois. Mais j'ai tellement peur que j'y irais tous les trois mois s'il le fallait. Je ne veux pas repasser par ça... J'ai peur à chaque heure. Tu as un doute à chaque heure (voix brisée). Peut-être que, dans quelques mois, ce sera aux deux heures !

Autant tu as peur, autant tu ne peux rien faire. Ce n'est pas un cancer du poumon, je ne peux même pas arrêter de fumer ! C'est ça qui est injuste : je ne peux rien faire. Je peux avoir une vie parfaite pendant six mois, un an, et ça peut réapparaître. C'est un hasard pur et simple, c'est encore plus révoltant.

Je ne suis pas un martyr ni un saint ; il y a des milliers de personnes qui vivent ça, au Québec. Mais c'est le bout que je trouve dur : tu ne peux pas te prémunir, il n'y a rien à faire. Même cette semaine, quand ils ont dit que tout était beau, j'ai répondu : «Êtes-vous sûrs ?» J'ai sorti ma scie mécanique lundi, j'avais mal au dos le lendemain et je me suis demandé si j'allais vraiment bien.

Q Après une retraite de cinq mois, comment cela se passe-t-il dans votre circonscription ?

R Je m'ennuie de mon monde. Je suis allé la semaine dernière à une activité dans le Témiscouata - la première depuis mai. Les gens se sont levés et m'ont applaudi, émus. On carbure à ça. Je ne suis pas du genre à rester dans une chambre d'hôpital. Je suis passé au caucus la semaine dernière. Je voulais que les gens voient que je me suis remis, que ça va bien. Dans la circonscription, les gens sont passés du «ministre Béchard» à «Claude». Et ils me disent qu'ils ont hâte de revoir Claude... Il y a quelque chose de changé.

Le premier ministre Charest est passé chaque semaine. Une fois, il donne un coup de fil pour prendre des nouvelles. Je lui passe le chirurgien : «On devrait être bon pour faire quelque chose avec lui !» lance le spécialiste. M. Charest répond : «Vous êtes mieux que moi. Ça fait 10 ans que j'essaie et je n'ai pas réussi !» (Rires)

Mes collègues m'ont témoigné beaucoup de sympathie, même certains que je croyais avoir meurtris dans la vie politique. Mon ancien patron quand je passais le lait dans le comté a décidé spontanément de faire mon gazon à la maison, à Mont-Carmel !

Q Avez-vous pensé faire autre chose que de la politique ? Obtenir une nomination, un poste plus tranquille ?

R Jamais. Je n'ai pas pensé à ça. On devient fataliste. J'ai eu tellement peur de ne plus être là que je me dis que, si j'y suis encore, ce n'est pas pour rien. Le reste, je verrai. Je vois les rumeurs d'élections et je ne me demande même pas si je serai capable ou pas. Quand j'attendais le verdict des médecins, je ne pouvais pas dire que je me représenterais. S'il y a une campagne, je vais la faire à mon rythme. Point. C'est pas vrai que ma vie va être finie à 39 ans. J'aime les gens, j'aime mon comté. J'aime ce que je fais.

Q Vous avez toujours été un peu «baveux» en politique. Redeviendrez vous le guerrier Claude Béchard ?

R Sur les attaques, à un moment donné, tu te dis : «Est-ce que ça vaut la peine ?» J'ai eu des mots super gentils à l'hôpital de gens que j'avais blessés, dont je pensais qu'ils ne voudraient plus jamais me parler.

Cela amène une perspective différente. On se dit : «On ne se chicane pas pour ça.» J'essaie d'avoir plus de plaisir. La passion est toujours là, je ne deviendrai pas un agneau, gentil avec tout le monde, qui va passer en dessous du tapis. Ça n'a jamais été mon genre et ça ne le sera pas plus. Comment je serai désormais en politique, je ne le sais pas. Je ne suis pas rendu là.

J'écoute parfois la période des questions à l'Assemblée nationale, mais ça me fatigue trop. J'ai le goût de téléphoner, de souffler les réponses. C'est dur de ne pas être dedans. J'ai été élu à 27 ans, nommé ministre à 33...

La plus grande injustice, pour moi, c'est depuis septembre. Mylène (sa conjointe) est retournée au travail, les enfants à l'école. Je promène le chien tout seul dans la rue. Je me dis qu'il y a bien des gens qui veulent faire de la politique qui se présentent. Moi, j'ai la chance d'être l'un des 18 ministres et je suis assis chez moi à regarder la télé. Ça me met en maudit. J'ai été un des plus jeunes du cabinet. J'ai toujours été en forme, je fais ce que j'aime, j'y ai du plaisir. Et je suis chez moi à ne pas être capable de le faire.

Q Comment apprend-on ça aux enfants ?

R Mes enfants ont 6, 7, 8 et 9 ans (c'est une famille reconstituée). Au début, ils ne réalisaient pas ce qui se passait. Le premier samedi soir d'hôpital, ils ont débarqué en pyjama après le bain, avec des nez rouges et des perruques, pour me faire rire. Après, tu ne veux pas qu'ils te voient, avec les tubes et les machines. Ils ont alors réalisé que c'était vraiment grave. Quand je suis sorti de l'hôpital, Mylène leur avait promis une surprise. Après le camp, ils se sont précipités à la maison, pensant qu'on avait enfin acheté un chien. C'était plutôt moi qui étais revenu ! (Rires) Le chien est arrivé un peu après. Il s'appelle Beach, un beagle.

J'ai hâte que 2008 soit finie. Les enfants ne parlent plus de la maladie, le chien est redevenu le centre de la famille (rires). Ils ont eu tellement peur qu'ils ont évacué l'affaire dès qu'ils m'ont revu sur pied. Au centre commercial, à La Pocatière, les gens s'informent de ma santé, ma fille me dit : «Mais t'es plus malade !» Je lui réponds : «Papa est encore un peu malade.»