Depuis un mois, Elyse Dupuis ne dort pas très bien. Elle couche sur un petit matelas, dans la chambre de ses deux enfants. À sa droite, le lit de son fils de 4 ans, Ismaël. Derrière elle, le lit de bébé de sa fille de 2 ans, Rosalie. Pour que les deux enfants consentent à s'endormir, maman doit leur tenir la main. Deux petites mains marron lovées dans les grandes mains blanches d'Elyse, dont les bras s'engourdissent lentement jusqu'à ce que les deux enfants tombent enfin dans le sommeil.

Les enfants d'Elyse sont haïtiens. Ils ont passé plusieurs mois dans des orphelinats, à Port-au-Prince, avant d'aboutir ici, à Valleyfield, dans le bungalow de Mme Dupuis. Ismaël est arrivé il y a un an et demi. Et Rosalie, à la fin du mois de janvier, après avoir vécu de très près le séisme. Elyse Dupuis, 45 ans, les élève seule. Haïti est l'un des rares pays à accepter la candidature des mères célibataires.

Elyse Dupuis en voulait, des enfants. Elle a été servie. À l'époque où elle a adopté Ismaël, on déconseillait aux parents adoptants de séjourner à Port-au-Prince. Trop dangereux. Pour aller chercher les enfants, on procédait comme suit : embarquement dans l'avion à 10 h. Arrivée à Port-au-Prince vers 15 h. Retour dans le même avion, qui décollait une heure plus tard. Elyse Dupuis et les autres parents adoptants sont arrivés, hors d'haleine, dans le hall de l'aéroport, où les enfants attendaient. Elle a pris son petit garçon, qui ne l'avait jamais vue. Elle est repartie au pas de course vers l'avion avec un enfant hurlant.

Ismaël a continué de hurler pendant des jours. «Il était constamment en crise. Il criait, il pleurait, il donnait des coups de pied partout. Il n'y avait rien à faire.» Pendant plus d'un an, Ismaël a été constamment collé sur elle. Il dormait dans son lit. Il n'acceptait de se faire prendre par personne d'autre.

Ismaël avait été abandonné par sa mère haïtienne. Sevré du jour au lendemain. Le petit a passé plus d'un an à l'orphelinat, où deux dames s'occupaient seules d'une cinquantaine d'enfants. Pour elles, Ismaël était un enfant difficile. «C'est ce qui était écrit dans les rapports», raconte Elyse Dupuis. Quand elle repense à ces mots durs, elle se met à pleurer. «Il veut tellement se faire aimer.»

Jamais Ismaël n'a voulu parler de sa vie là-bas. «Il est né le jour où il est monté dans l'avion avec moi.»

Malgré ces mois d'enfer avec un enfant en crise, Elyse Dupuis a voulu un autre bébé. Au mois d'août dernier, on lui a proposé la petite Wideline, un an et demi. Elle aussi abandonnée. Elyse a accepté. En novembre, elle s'est rendue voir la petite.

«Elle avait vu sa mère biologique le jour de sa fête, le 10 novembre. Mois, je suis arrivée le 12. On lui a dit: "Viens voir maman, Wideline." Mais moi, j'étais qui, pour elle? Une étrangère», raconte Elyse Dupuis. Pendant une semaine, elle s'est promenée à l'orphelinat avec la petite dans les bras. «Elle n'acceptait rien d'autre.» Même pas les baisers. Lorsque Elyse essayait de la bécoter, elle la repoussait de sa petite main.

«À la fin, elle avait un tout petit sourire quand elle me voyait.»

Lorsqu'elle est revenue à Valleyfield, Elyse savait qu'elle allait devoir patienter encore avant que Wideline ne devienne Rosalie, le nom qu'elle avait choisi pour sa fille. Pour Ismaël, elle avait patienté 15 mois. Mais le 12 janvier, les choses ont brutalement changé.

Elyse a vu les premières images du séisme à la télé. «Haïti, c'est le pays de mes enfants. J'étais bouleversée.» Mais les nouvelles étaient encourageantes: tous les petits de la crèche Coeur d'enfants, où vivait Wideline, étaient en vie. Pendant 17 jours, Elyse Dupuis a attendu. Puis, elle a enfin reçu un téléphone. Wideline était dans l'avion. «Je m'étais promis que l'arrivée au Québec se ferait mieux qu'avec Ismaël. Mais finalement, ç'a été presque pire. Elle est passée de mains étrangères en mains étrangères pendant 24 heures.»

À l'arrivée, Elyse Dupuis a pris dans ses bras un nouveau bébé hurlant. Rosalie a pleuré toute la soirée. La nuit venue, la maman a couché les deux enfants avec elle, dans son lit. La petite avait la tête enfouie entre ses seins. Son petit corps était blotti tout contre elle. «Si elle avait pu rentrer au dedans, elle l'aurait fait.» Elyse n'osait pas bouger. Elle pas beaucoup dormi.

Le lendemain, la petite a pleuré toute la journée.

Depuis, Rosalie ne quitte pas les bras de sa mère. Elle est minuscule, de la taille d'un bébé de 1 an. Elle adore le beurre d'arachide et refuse que quiconque touche à son assiette lorsqu'il y reste de la nourriture. La petite est coquette, ramasse chaque miette tombée sur sa robe rose et refuse obstinément de quitter ses jolis souliers neufs.

La petite dans les bras, Elyse Dupuis me montre des photos d'Ismaël. Sur le premier cliché, l'enfant est assis sur ses genoux à l'aéroport, petit, maigre, de grands yeux hagards. Sur la seconde, prise à peine trois mois plus tard, son visage déjà plus rond arbore un immense sourire. Et sur le troisième, la photo prise à la garderie en octobre dernier, il est radieux, un petit homme costaud, les bras croisés sur son chandail bleu.

Parions que sa petite soeur suivra le même chemin.