Souhaitant vraisemblablement tirer profit de la léthargie médiatique estivale, le gouvernement Harper a décidé de changer la loi qui oblige tout citoyen qui le reçoit à remplir le long questionnaire de recensement de Statistique Canada. Depuis, le débat fait rage et ne semble pas vouloir s'estomper.

Ce débat nous fournit une occasion intéressante de réfléchir à l'usage parfois abusif de cet outil utile mais imparfait que sont les statistiques et l'un de ses rejetons, le sondage d'opinion, dont on se sert trop abondamment pour appréhender des réalités complexes.

Comme on le remarque très souvent, les statistiques, à travers les observations et conclusions qu'on en dégage, inspirent ou dictent bon nombre de nos politiques et législations. C'est d'ailleurs par ce biais que s'applique ce que l'on pourrait appeler la dictature des nombres, celle qui proclame que l'opinion du plus grand nombre est de facto la meilleure. Peu de gouvernements démocratiques osent s'opposer à cette proclamation.

Ainsi, par le jeu de l'opinion et des coups de sonde, l'homme (ou la femme) de pouvoir peut facilement sacrifier ce qui est vrai et juste au nom de ses passions ou intérêts partisans. Il lui suffit d'interpréter en sa faveur les données pour qu'elles correspondent à sa vision du réel. L'industrie du sondage le sert comme elle sert tous ceux qui, à défaut d'exercer aussi leur bon jugement, s'assujettissent consciemment ou pas à la «loi du nombre».

Il arrive fréquemment qu'on prenne «pour opinion celle qu'on juge que tous devraient avoir», nous rappelle le philosophe Alain. L'industrie du marketing et les firmes spécialisées en communication forcent le jeu en ce sens, elles pour qui le sondage est le pain et le beurre. C'est souvent le cas aussi des pouvoirs bureaucratiques, à travers la profusion de données et des conclusions fabriquées à partir de celles-ci. Ces pouvoirs peuvent confondre plutôt que d'éclairer le citoyen et, ce faisant, peuvent contraindre et même écarter toute tentative de penser par soi. C'est le syndrome du «tout le monde le fait, fais-le donc». Ces pouvoirs sont d'autant plus forts que les opinions élaborées sous «la dictature du plus grand nombre», ne proviennent finalement de personne.

Quand cette «loi du nombre» triomphe, elle engendre le comportement du mouton qui suit le berger seulement et seulement si les autres moutons le suivent. Ainsi l'homme imite son voisin et son voisin de même. Chacun devient esclave de l'autre, prisonnier de la multitude. «Et si on se surprend à penser librement, nous rappelle Alain, on s'étonne de ne plus trouver dans les autres comme en nous-mêmes ce qu'on croyait être l'opinion de tous». La dictature du nombre, par l'illusoire apparence de l'objectivité des faits sous forme de statistiques, de ratios, de pourcentages et d'indices, risque de créer un pouvoir qui ne s'accommode plus du propos circonspect et du doute salutaire.

Loin de nous l'idée de contester l'utilité des sondages, que ce soit pour vendre du savon ou un premier ministre. Mais lorsque les sondages deviennent de façon routinière le pain des bulletins de nouvelles et des manchettes des journaux, ils ont pour effet de dire au citoyen comment voir les choses, de lui dicter plus ou moins subrepticement comment il doit penser, comment il doit percevoir tel ou tel événement.