Tout au long des années 2000, il s'est créé d'énormes déséquilibres dans l'économie américaine: un endettement insoutenable, la création successive de bulles, d'abord celle des entreprises technologiques en 2000, ensuite celle de l'immobilier, en 2006, et enfin celle du pétrole pas longtemps après. Comme si l'économie reposait sur un système de croissance pyramidale. Si le phénomène s'est étendu à d'autres pays, il avait son épicentre aux États-Unis.

Une question se pose. Face à cette situation parfaitement insoutenable, face à des déséquilibres observables et mesurables, comment se fait-il qu'à peu près personne n'ait compris ce qui se passait? Ou plus précisément, pourquoi y a-t-il eu si peu de signaux d'alarme et pourquoi ces avertissements trop rares n'ont pas été écoutés? Comment une situation qui, du moins avec le recul, semblait parfaitement prévisible, n'a-t-elle pas été prévue? Pourquoi les autorités et les marchés refusaient-ils de voir et d'entendre?

 

Pourquoi, par exemple, au moment de la faillite de Bear Stearns, qui annonçait clairement la suite des choses, n'y a-t-il pas eu un branle-bas de combat? Pourquoi a-t-il fallu attendre le krach boursier, quand il était trop tard?

Pour répondre à ces questions, il faut quitter le terrain de l'économie et de la finance pour entrer dans l'univers de la culture et des valeurs. Il y a en fait eu quatre bulles aux États-Unis. En plus de celles des technos, de l'immobilier et du brut, il y a aussi eu une bulle idéologique. Le monde de l'économie, surtout aux États-Unis, a été enivré par une conception de la croissance et du succès qui a créé un véritable climat d'euphorie. Ceux qui auraient pu et dû réagir, confortables dans leur bulle, étaient coupés de ce qui se passait dans le vrai monde et ne voulaient pas que l'on crève la membrane.

Le résultat, on le voit maintenant, c'est une faillite économique, mais aussi la faillite d'une culture. Une culture du succès rapide et de l'appétit du gain, de la recherche des succès rapides et des rendements déraisonnables qui repose sur une conception particulière du capitalisme, que l'on pourrait qualifier d'américaine, quoique l'hebdomadaire The Economist la décrive comme anglo-saxonne, parce qu'on la retrouve aussi au Royaume-Uni.

Je vais peut-être sembler moraliste. Mais ma conception du développement économique, de la capacité d'une économie de produire de la valeur ajoutée et de créer de la richesse repose d'abord et avant tout sur l'activité humaine, sur des gens qui fabriquent des choses, qui fournissent des services, qui développent des idées. Dans cette économie réelle, le succès individuel repose sur le travail, sur l'effort, sur la productivité, et sur la juste récompense de cette contribution.

L'enrichissement personnel repose sur le travail, mais aussi sur l'épargne bien pensée. La richesse collective repose sur la croissance, mais aussi sur la répartition des ressources.

C'est un peu cela qu'on a perdu. On a assisté à une espèce de déconnexion entre le travail et le succès, entre le succès et l'effort, entre l'enrichissement et l'épargne, entre la croissance et la production.

Un glissement qui, progressivement, a fait reposer l'économie sur du vent, plutôt que sur du solide. Et a amené à confondre croissance économique et spéculation.

LA GLOUTONNERIE ÉCONOMIQUE

Le seul groupe qui s'est vraiment enrichi, c'est celui des très, très riches qui se retrouvent dans le un centième du 1% supérieur

(...) Nous sortons d'une décennie qui a été marquée par une croissance phénoménale des Bourses, par l'enrichissement rapide, par la création de fortunes, bref, une période d'argent facile. Une période où il est devenu normal de spéculer et où les marchés, tout comme les simples épargnants, ont cru au mythe du rendement éternel, se sont comportés comme si les rendements, pourtant élevés, resteraient élevés jusqu'à la fin des temps, comme si le prix des maisons poursuivrait sans fin sa hausse effrénée.

Ce qui a nourri cette période faste, c'est une culture de l'avidité. J'ai eu du mal à trouver le mot juste, pour refléter ce que dit mieux le mot anglais, pas tout à fait traduisible, de greed. Le terme «avidité» décrit le caractère ardent et immodéré d'un désir pour quelque chose. Mais il lui manque une nuance du mot greed, qui comporte un élément d'accumulation, qui décrit le désir excessif et égoïste d'avoir plus de quelque chose. Le terme «cupidité» pourrait faire l'affaire, mais il réfère surtout à l'argent. Le greed, c'est en quelque sorte la gloutonnerie économique. La culture du «encore plus», du «encore plus vite», la recherche du coup fumant qui permettrait la fortune instantanée.

Ce «encore plus», nous en avons jusqu'à un certain point collectivement profité, par un gonflement de nos REER, par la croissance de nos fonds de pension, par la hausse du prix des maisons. Mais la participation au pactole a été terriblement inégale, comme en font foi les bonis faramineux et les fortunes rapides.

Des données de Statistique Canada illustrent le phénomène. Entre 1992 et 2004, le revenu des classes moyennes et des citoyens plus aisés est resté stable. Le seul groupe qui s'est vraiment enrichi, c'est celui des très, très riches, ceux qui se retrouvent dans le un centième du 1% supérieur. En 12 ans, leur revenu a grimpé de 210%. Leur revenu, qui était au départ 57 fois plus élevé que le revenu médian, est maintenant 115 fois plus gros.

(...) Des détenteurs de doctorat? Des prix Nobel? Des neurochirurgiens? Eh bien non. Sans porter de jugement de valeur, on peut noter que ces rémunérations extrêmement élevées, beaucoup plus élevées que dans les autres secteurs d'activité, ne récompensaient pas nécessairement les heureux bénéficiaires en fonction de la rareté, du talent exceptionnel ou de la contribution à la société, ou même de l'effort. En fait, les gens du monde financier ont bénéficié de ce que les économistes appelleraient une rente de situation. Ils étaient là où le cash se trouvait, et ils se sont servis les premiers. Cela reflète une distorsion importante dans la façon dont on récompense le travail et le talent. Un grand nombre de ceux qui ont été le plus gâtés exerçaient, au mieux, des activités d'intermédiaires, et au pire, des activités purement parasitaires. Et ceux qui se sont le plus enrichis font partie du groupe dont les gestes, la courte vue, l'avidité, nous ont plongés dans la pire crise financière depuis 80 ans.

L'auteur est chroniqueur à «La Presse». Ce texte est extrait de son nouveau livre, «Les démons du capitalisme», publié aux Éditions Voix parallèles, qu'on trouvera en librairie à compter du 9 avril.