Résidant de Québec, l'auteur est directeur des relations gouvernementales et internationales avec le Québec du Grand Conseil des Cris.

Ma très chère, nous ignorons, je le sais, exactement combien d'hivers tu as. N'importe, je voulais simplement te dire à quel point ton existence nous comble.

 

Tu as, selon un registre bâclé d'un certain ministère de nos affaires, quelque 80 hivers aujourd'hui. Puis-je alors me permettre? Te dire, certes des choses que tu as souvent entendues de ma bouche, de répéter, en fait, tout l'amour et le respect que tes enfants, et leurs enfants, te doivent en ce jour où la lumière extérieure annonce déjà un autre printemps qui s'approche, mais qui, pour moi, signifie que tu as passé un autre hiver avec nous. Nous sommes choyés, nous en sommes reconnaissants.

J'ai longtemps cherché à comprendre l'injustice derrière la perte de mon père, ton amoureux, à un âge où j'avais besoin de lui, mais en vain. Je m'en veux aujourd'hui d'avoir oublié que j'avais une maman qui a su combler le vide avec autant d'enfants. Indispensables demeurent ta présence, tes mots, tes caresses. Indéniable est ta stature à nos yeux. Tshè-Innou est le mot, dans notre langue, qui désigne ce que tu es, un Grand Être. Souvent encore, je me demande comment tu as passé à travers tant d'épreuves dans ta vie. Tu étais encore jeune en janvier 1971 quand ton William nous a quittés, et pourtant tu as continué. Je me souviens encore de nos longues randonnées en raquettes sur le lac Pustamica pour aller vérifier ses pièges.

Tu étais encore une jeune maman quand, chaque automne, ce même ministère de nos affaires venait kidnapper tes enfants pour les «civiliser», disait-il. Et chaque fois, je me souviens de ton regard vide. Aujourd'hui, je pense à ton coeur qui devait être en miettes, et l'incroyable désolation du village une fois les enfants partis, durant une période, quand même les feuilles tombent et, j'en suis certain, les oiseaux cessaient de chanter pour se lamenter de notre départ.

J'estime que tu gardes aujourd'hui ta jeunesse, tu restes belle et généreuse de ton temps, de ton amour. Je te regarde, par exemple, élever ton petit-fils Malakai et je me disais que tu n'as plus à faire cela à ton âge! Mais c'était mal comprendre ta personne, je l'avoue. Tu donnes encore beaucoup et j'espère qu'un jour ce petit garçon verra l'éminente chance qu'il a eue, l'honneur que tu lui fais. Tu restes jeune, car nous sommes encore tous des enfants devant toi. Tes enfants. As-tu remarqué comme je suis captivé quand tu me racontes tes histoires, tes souvenirs, tes peines comme tes joies? Ta mémoire vive me fascine tellement, j'en remercie tous les dieux, tous les jours, pour cette capacité, ce don que tu as.

Je me retrouve souvent à l'autre bout du monde et, souvent, outre ta présence, c'est cette partie de notre relation qui me manque le plus, tes récits brodés par ta chaude voix, dans cette langue dont tu maîtrises si bien les mots. Tu es ma Molière à moi.

J'aimerais un jour avoir ta force, ton courage, ta générosité, ta noblesse, ta dignité, devant la vie. J'y aspire encore, grâce à toi. Puisque chez les Cris, les années se comptent en hivers, je t'en souhaite plusieurs autres! Et je voulais aussi te dire: merci, je t'aime, je te louange, simplement, car ton immense territoire intérieur est ta plus grande richesse, et nous y vivons tous.