Alors, ça y est! C'est fait! J'ai 60 ans, très bien comptés et, surtout, trop vite passés: merci, la vie! Pourtant, il me faut l'avouer, le matin même de mon anniversaire, je suis resté figé un long instant devant le lavabo de la salle de bains, me demandant si je devais vouvoyer ce bonhomme dont l'image inversée m'était renvoyée sans ménagement par une glace pas très indulgente. J'étais, ma foi, intimidé - apeuré presque - par ce reflet de sexagénaire à la barbe poivre blanc et sel...

Bien sûr, quand votre «sexagénat» s'amorce le jour de la fête du Travail, alors que vous êtes un tout récent retraité-malgré-soi, vous saisissez vraiment le sens profond du mot ironie. Mais cela n'a pas à faire ombrage à tout le reste: la vie, mon vieux!

 

L'oeil pas trop clair et le pied un peu moins agile, c'est néanmoins allégrement que j'entame ma quatrième et dernière tranche de vie de 20 ans digne d'être qualifiée de «vraiment active». En optimiste occasionnel, je ne dirai point que le verre est aux trois quarts vide, mais plutôt qu'il me reste un bon quart à écluser!

En tout cas, malgré les écueils et le naufrage final que me laisse appréhender ma jeune vieillesse, quel heureux gagnant je suis à la loterie de la vie!!!

En effet, j'eusse pu naître punaise de lit ou rat d'égout... et n'inspirer que dégoût à la race soi-disant supérieure. Ou encore me retrouver gazelle fringante... et trop vite finir sous les crocs d'une vraie lionne, sévissant ailleurs que sur les plateaux de Radio-Canada.

Oui, m'sieu-dame, j'eusse pu voir le jour de milliards d'autres façons, dans une «foultitude» d'environnements hostiles, sous des cieux pas mal moins cléments... Ouais! j'aurais pu naître...

... «manne» éphémère, et finir engloutie par une mouette dans les 24 heures...

... tortue marine, pour me faire gober «tout rond» à mi-chemin du périlleux parcours entre mon lieu d'éclosion et la mer...

... porc ou poulet, et être voué à une caricature d'existence, depuis mes toutes premières respirations jusqu'à mon transport à l'abattoir...

... mioche indésiré dans un quartier ultradéfavorisé, sans Dr Julien pour me récupérer au détour d'une ruelle...

... libre-penseur dans un pays avec trop de foi et de lois, pour me voir condamné à croupir à perpète entre quatre murs humides, le corps meurtri par les touchers torture et le coeur frigorifié par l'absence de touchers tendresse...

... simple citoyen dans une contrée moyen-orientale où le Bush-à-horreur s'est substitué au bouche-à-oreille...

... enfin, j'eusse pu voir le jour en 1812, petit paysan tranquille et sans histoire, et n'être même plus l'ombre d'un souvenir pour personne...

Moi, heureux mortel, je respire encore, m'accrochant résolument à cette chance merveilleuse que j'ai de pouvoir mordiller dans la vie avec les dents qu'il me reste!

Je dis merci à la vie plutôt qu'à un Être suprême, car, pour moi, Dieu est une notion noble pervertie par l'homme au fil des siècles et au gré des croyances.

Merci, la vie! Quand un type atteint les 60 piges, il convient de ne point parler de bourrelets, ni même de «poignées d'amour», pour décrire les capitons qui lui garnissent l'anatomie. En effet, il s'agit plutôt de se convaincre que ce sont là des muscles commodément recyclés en réserves de glycogène, réserves susceptibles de se révéler salvatrices tout plein en cas de coup dur, genre maladie tenace et vorace.

Merci, la vie! Merci de m'avoir fait assez intelligent pour pouvoir fonctionner à peu près normalement en société.

JEAN-PAUL LANOUETTE

L'auteur est un Longueillois.

L'auteur de la lettre de la semaine, Jean-Paul Lanouette, recevra une copie laminée de cette page.