Le calendrier qu’on utilise pour réguler nos vies est encore sous influence religieuse. Même si cette grande histoire s’étiole, ce n’est pas une raison pour s’éloigner de certaines des valeurs de cet ancien pouvoir. Va falloir mettre le chocolat de côté pour poursuivre la lecture jusqu’à la fin, à moins que vous aimiez le goût salé.

En face d’un douanier cette semaine, j’ai menti quand on m’a demandé si j’avais quelque chose à déclarer. Les yeux mouillés, dans la file d’attente, j’ai pris tous les soins du monde à essuyer les traces de larmes sur ma face. Je ne crois pas que le service du contrôle frontalier voulait entendre une déclaration de sentiments. Ce n’est pas pour ça qu’on les forme. Ils préfèrent les valises aux sentiments.

Mauvais timing. Je fais comme tout le monde quand l’avion se pose ; j’ouvre mon téléphone. Ça entre et ça vibre, et j’apprends que le chien Mira qui vit avec nous depuis l’été dernier a été retenu, après une semaine d’évaluation, pour servir de chien-guide pour les non-voyants. On sait l’issue dès le départ. N’empêche.

Ça veut dire que dans quelques jours, j’irai le reconduire à Sainte-Madeleine, chez Mira. Le chemin inverse de l’été dernier, pour aller le chercher.

***

J’ai rarement vu une « marque de commerce » avec autant de capital social et d’empathie. Les gens savent et comprennent que ces chiens aident, et même parfois, sauvent des vies. Et les changent.

Mis à part deux endroits dont j’ai déjà parlé ici (un dépanneur en Mauricie et une chaîne de restaurants avec des écrans de sports), le chien a été reçu et accueilli partout avec respect et admiration.

Mais ce qui m’a le plus troublé, ce sont les inconnus, dans la rue et les lieux publics, qui se sont approchés en demandant des informations sur l’organisme, le chien, et surtout, pour me dire combien il sera difficile de m’en séparer une fois l’animal rendu, vers 1 an, à son entraînement d’assistance. Évidemment, madame, que ça va faire mal. C’est sûr, monsieur, qu’on va chialer quand il va partir… C’est promis.

Des centaines de commentaires. « Je ne serais pas capable de faire ça… »

Notre responsabilité, comme famille d’accueil, est de prendre le chiot à 9 semaines et de le rendre jusqu’à 12 mois en le socialisant. Pour faire en sorte que le chien soit minimalement élevé et qu’il ait les aptitudes nécessaires pour vivre en société. Mira, faut-il le rappeler, est un organisme à but non lucratif qui vit de dons. Et avec l’aide de quelques familles.

Il a donc intégré la famille l’été dernier. Comme j’ai un horaire avec moins de contraintes et plus de liberté que d’autres, on a vécu une forme de symbiose. Ce chien m’aura accompagné partout durant presque un an.

Hôtels, restaurants, musées, théâtre, cinéma. Dans mes ateliers de travail. C’est aussi le chien qui a certainement le plus d’heures de vol au pays. Il m’a suivi dans des entrevues, sur des plateaux de télé, dans des dizaines d’écoles, des rencontres avec public, lors de conférences et dans les silences des marches aussi.

Ce n’est pas un chien normal. Ça a été plus intense encore qu’un chien normal. Son foulard rouge a ouvert les portes.

Je ne ferai pas l’apologie des bénéfices réels et des vies transformées par ces animaux et ces organismes qui forment et entraînent des chiens-guides, sinon que plusieurs fois des gens m’ont arrêté dans la rue pour simplement dire merci. Ou cette femme qui aura enfin réussi à dormir une première nuit complète en 13 ans le jour où son fils autiste de 13 ans a reçu son premier chien Mira.

« Oui, je sais, ce sera difficile », ai-je répondu à tous ces gens qui m’ont dit qu’ils seraient incapables de s’en séparer. Mais il y a parfois des sacrifices à faire quand, dans un monde en perte de repères, on décide soi-même de ses valeurs et que parfois, ça implique des sentiments humains. Pas le contraire, les andouilles ! On a trop souvent inversé les valeurs et les sentiments dernièrement. Triste époque. L’Église a au moins eu le mérite, à travers de grands torts, d’entretenir une idée de bienveillance.

Dans quelques jours, j’irai reconduire mon chien. Il aura un entraînement de six mois, puis on va le jumeler avec quelqu’un qui a besoin de lui pour avancer.

Les deux vont se choisir, s’apprivoiser et apprendre à travailler ensemble pendant un mois. Puis à Noël, mon chien fera dorénavant partie de la vie d’une autre personne. De Pâques à Noël, cette fois. Ce sera son chien.

Mes larmes seront les sourires d’un autre.

Ne venez pas me faire chier avec les sentiments difficiles. C’est un calcul qu’on a fait, et c’est OK, dans une échelle de valeurs humaines, de comprendre et sentir qu’on n’est pas au milieu du monde. Qu’il y a un prix de conscience à payer à cette portée.

Dans quelques jours, au matin, j’irai le promener dans la forêt une dernière fois. Puis on va monter dans la voiture et prendre la route. Avant de descendre, j’essuierai mes yeux sur sa face et dans son cou ; suis sûr qu’il va lécher le sel sur mes joues, puis j’irai le remettre à quelqu’un qui en a autrement besoin.

Joyeuses Pâques.

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