Dans le monde entier, les gens ont été soulagés d’apprendre que le feu n’avait pas complètement détruit la cathédrale Notre-Dame. Soulagés et surpris. Nous avons l’habitude de voir des bâtiments s’effondrer comme des châteaux de cartes lorsqu’ils sont soumis à ce genre d’épreuve.

Mais comme, au Moyen-Âge, le feu constituait la plus grande menace pour les édifices en général et les églises et les cathédrales en particulier, ils ont été construits de manière à pouvoir résister à des catastrophes de ce genre. C’est pourquoi un incendie qui s’annonçait dévastateur est resté confiné à la toiture en bois ; bien qu’endommagées, les voûtes de pierre soutenant l’ensemble de la structure sont demeurées intactes.

Notre incrédulité à l’idée qu’un bâtiment vieux de près de 1000 ans n’ait pas été détruit par un tel brasier provient de notre méconnaissance du passé et de la qualité de notre patrimoine.

Quand le sort de l’édifice était encore incertain, j’ai tenté de me consoler en me rappelant que Notre-Dame de Paris n’avait pas toujours été là et qu’on l’avait construite sur le site de la cathédrale mérovingienne Saint-Étienne, dont les cinq larges nefs avaient dominé le paysage urbain de Lutetia Parisiorum pendant environ trois siècles. 

Cet édifice vénérable, plusieurs fois endommagé par des incendies et les attaques des Vikings, a été démoli pour faire place à la nouvelle cathédrale imaginée par l’évêque de Paris, Maurice de Sully, donnant lieu à un acte de vandalisme culturel que personne n’approuverait aujourd’hui. C’est en 1163 que monseigneur de Sully, fort de l’appui du pape Alexandre III et du roi Louis VII, lance la construction de Notre-Dame. On la bâtit selon des méthodes testées avec succès par l’abbé Suger, pour l’église abbatiale de Saint-Denis, et l’archevêque Henri Sanglier, pour la cathédrale de Sens.

Naissance d’un style

Un style architectural, que les générations suivantes appelleront gothique, vient de naître, avec ses arcs brisés qui remplacent les arcs en plein cintre et surtout ses voûtes à croisées d’ogives qui offrent une bien meilleure stabilité que celle des édifices d’architecture romane. Le chœur est terminé à la fin des années 1170, mais la structure telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses arcs-boutants, ses statues, ses rosaces et ses gargouilles, ne sera achevée que 200 ans plus tard.

Bien qu’il s’agisse d’une merveille architecturale, ce n’est pas en tant que monument historique que Notre-Dame de Paris a d’abord acquis sa notoriété.

Pendant des centaines d’années, la cathédrale a représenté le cœur spirituel de la France.

Elle a traversé des périodes de troubles et de conflits, et survécu non seulement à l’assaut des huguenots iconoclastes et des révolutionnaires adorateurs de la raison, mais aussi aux guerres athées du XXe siècle.

Mais ce dont peu de gens sont conscients aujourd’hui, c’est que Notre-Dame est également le cœur intellectuel de la France, voire de l’Europe, parce que c’est là qu’est née l’institution médiévale qui a sans doute le plus marqué de son empreinte l’histoire occidentale : l’université.

Née au XIIe siècle, issue de l’école rattachée à la cathédrale et de l’enseignement de maîtres tels que Pierre Abélard, Pierre Lombard, Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, l’université a évolué à l’ombre des clochers de Notre-Dame. Le programme d’études adopté à sa création reposait sur une tradition de connaissance remontant à plus de 1000 ans et comprenant le meilleur de l’héritage du monde gréco-romain, dont le choc avec le christianisme a forgé l’esprit occidental. Cet héritage sur lequel reposait l’enseignement autrefois commun, sinon obligatoire, dans nos écoles avec l’étude du latin et du grec, des langues et des littératures, ce qu’on appelle les sciences humaines, tire son origine de l’Antiquité, s’est poursuivi et développé au cours du Moyen-Âge, et s’est raffiné à la Renaissance.

Un monument à la civilisation

Ainsi, outre son rôle de trésor national et de symbole du patrimoine mondial, Notre-Dame est également un monument à la civilisation, à l’esprit organisé, non violent, en quête de beauté et pourtant rationnel de l’homme médiéval et à la tradition qu’il représente.

Il serait bon de considérer l’incendie de cette semaine comme un avertissement et de comprendre que nous ne devons pas tenir notre patrimoine et notre héritage pour acquis. Ce qui existe depuis près d’un millier d’années peut disparaître demain. Cette prise de conscience ne devrait pas concerner uniquement les monuments architecturaux, car le patrimoine intellectuel qui a donné naissance à Notre-Dame et à d’autres cathédrales n’est plus enseigné dans nos écoles et, dans nos universités, l’étude des sciences humaines est remplacée par celle des sciences, des affaires et de la médecine perçues comme plus lucratives.

Si nous tenons tant à préserver un monument architectural, ne devrions-nous pas consacrer autant d’efforts à sauvegarder la tradition intellectuelle qui a donné naissance à un Pierre Lombard, à un Thomas d’Aquin, à un Léonard de Vinci et, évidemment, à un Galilée ? C’est en tant qu’héritiers de cette tradition que les maçons et les maîtres d’œuvre médiévaux ont réussi à ériger une structure comme Notre-Dame. Nous sommes en train de jeter notre héritage : sans lui, nous ne pourrons jamais comprendre et encore moins construire quoi que ce soit de semblable.

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