La laïcité alimente à nouveau les discussions. Afin d'approfondir cet enjeu d'importance, la section Débats lui consacre une section au cours des prochains jours.

Les sondages, les signes religieux et la laïcité de l'État

Le dépôt du projet de loi sur la laïcité par le gouvernement du Québec est une occasion de réfléchir au rôle des sondages, et plus largement de l'opinion publique, dans les débats démocratiques et les politiques publiques.

Il est facile de trouver des exemples où les gouvernements ou d'autres institutions n'écoutent pas l'opinion publique. Ce n'est qu'en 2002, 26 ans après l'abolition de la peine de mort, qu'un premier sondage a montré qu'une majorité de Canadiens était maintenant contre la peine de mort. De plus, une majorité de Québécois est, par exemple, pour l'abolition du Sénat et pour le mariage des prêtres. Quel est donc le rôle, l'utilité même des sondages dans un tel contexte ?

L'utilité des sondages

Les sondages mesurent l'opinion publique à un moment donné alors que l'opinion publique, elle, est en mouvement. Elle varie dans le temps, au gré des débats et de la simple évolution de la société. Les sondages peuvent donc difficilement servir de justification à une politique publique qui vise la durée.

À quoi servent donc les sondages dans ce contexte ? Ils permettent de mieux comprendre la base même des opinions, de les mettre en contexte. 

Trois sondages ont été réalisés récemment sur des questions relatives à l'interdiction du port de signes religieux. Un sondage a été fait pour la CAQ avant le dépôt du projet de loi et « coulé » dans les médias le week-end dernier. Toutefois, aucune information n'est disponible sur la méthodologie utilisée et aucun lien au rapport du sondage n'est fourni. Nous ne commentons donc pas ce sondage.

Le sondage CROP-Radio-Canada de novembre 2018 montrait qu'une forte majorité de répondants étaient pour l'interdiction des signes religieux aux personnes en autorité - moins toutefois pour ce qui est des enseignants. Par contre, il y avait également une majorité contre la clause de droits acquis présente dans le projet de loi déposé, et pour le maintien du crucifix à l'Assemblée nationale.

Contrairement au sondage de Radio-Canada, le sondage Angus Reid d'octobre 2018 pose des questions distinctes selon le type de signes religieux, mais ne distingue pas les catégories d'employés. Il est fait auprès de l'ensemble des Canadiens, ce qui permet de comparer les Québécois et les autres Canadiens.

Le sondage montre des différences selon le type de signes religieux. La majorité de la population du Canada - Québec y compris - n'appuie pas l'interdiction des signes religieux judéo-chrétiens, soit la croix, l'étoile de David, l'habit des religieuses et la kippa. Aucune différence non plus pour le kirpan, le niqab et la burqa : les Canadiens sont très majoritairement favorables à l'interdiction du port de ces signes par les employés de l'État.

La seule différence entre le Québec et le reste du Canada s'observe pour les signes de religions minoritaires - le hijab et le turban. Les Québécois sont moins ouverts à accepter ces signes. Des différences apparaissent aussi selon l'âge, y compris au Québec. Les jeunes Québécois sont majoritairement contre l'interdiction du hijab et du turban.

En résumé, seule l'interdiction des signes religieux associés aux musulmans et aux sikhs recueille un appui majoritaire.

De plus, la population est en majorité prête à accepter l'habit des religieuses, mais non le hijab de la femme musulmane alors que les deux pourraient être habillées sensiblement de la même manière. Enfin, la population est majoritairement favorable au maintien du crucifix à l'Assemblée nationale. 

Cela amène à conclure qu'il n'y a pas d'appui pour la laïcité de l'État, mais plutôt une résistance à la diversité récente. En effet, la kippa et l'étoile de David, caractéristiques d'une communauté présente au Québec depuis très longtemps, ne font pas plus problème que les signes religieux chrétiens.

Quelle influence sur l'opinion publique ?

Quels facteurs permettent d'expliquer l'appui à l'interdiction des signes religieux outre le fait qu'il se limite aux religions minoritaires ? On a tendance à penser que les gens ont des opinions préexistantes et qu'ils se rallient à un parti politique qui défend ces opinions. 

Or, les opinions ne se forment pas dans un vide. Les analyses montrent que l'appui à un parti amène à se rallier aux positions proposées par le parti, autant sinon plus que l'inverse.

Les sondages réalisés dans le cadre du débat sur la charte des valeurs en 2013-2014 montraient qu'une majorité d'électeurs péquistes étaient favorables à la charte et une majorité d'électeurs libéraux y étaient opposés. Les électeurs de la CAQ étaient partagés presque également entre les deux camps. Les analyses montraient que l'appui à un parti politique expliquait près des deux tiers des opinions sur la charte des valeurs.

Cela explique en partie que l'appui au projet de loi actuel soit plus important que l'appui à la charte des valeurs proposée par le Parti québécois. Le projet est appuyé par deux partis politiques et la CAQ est plus populaire que le PQ ne l'était à l'époque.

Clore le débat ?

L'opinion publique sur l'interdiction des signes religieux est tributaire de plusieurs facteurs, dont la religion auxquels ces signes sont liés, la présence plus ou moins récente de groupes religieux au Québec et l'appui que l'on accorde à un parti politique.

Le gouvernement actuel déclare que le projet déposé permettra de « clore le débat » qui, considère-t-on, a traîné en longueur. Comment l'opinion évoluera-t-elle si ce n'est pas le cas, si le débat perdure ? D'autres sondages seront nécessaires pour mieux comprendre l'opinion et en tirer les conséquences.

Un gouvernement de sondeurs ou de leaders

Le gouvernement du Québec a déposé son projet de loi concernant la laïcité. 

Le premier ministre souligne qu'une majorité de la population appuie l'interdiction du port de symboles religieux applicable à de nombreux employés de l'État, bien que les deux premiers partis de l'opposition s'y opposent. Il justifie le recours à la clause dérogatoire par la protection des droits et des valeurs collectifs et par la défense de la langue française. Dans les circonstances, une réflexion sur le leadership et l'opinion populaire s'impose. 

À titre d'enseignant universitaire, je prends fréquemment le pouls de mes étudiants. Ceux-ci me communiquent leurs souhaits sans ambages. Or, je ne traduis pas toutes leurs préférences directement dans le cadre du cours. Parfois, je leur explique les raisons pour lesquelles je ne donne pas suite à leurs suggestions. De temps en temps, ils me diront - des années plus tard - qu'ils apprécient enfin mes décisions qui étaient impopulaires à l'époque. J'appelle tout cela la pédagogie. Qu'appelle-t-on donc le leadership? 

Il y a une différence entre un sondeur et un leader. Le premier nous dit ce que pense la population sur une question. Le second, quant à lui, doit essayer de décoder les pensées de la population et de les scruter afin d'en déduire des politiques qui serviront le bien commun à long terme. 

Concernant la laïcité, le leadership pourrait emmener le premier ministre à dire plusieurs choses. 

À la population, un leader dirait : je constate l'anxiété répandue dans la population au sujet de la survie de la langue française et l'intégration des immigrants. Conséquemment, nous augmenterons nos investissements afin de mieux enseigner le français dans nos écoles et de mieux franciser les nouveaux arrivants. Nous travaillerons avec acharnement afin de reconnaître plus vite les formations étrangères dans l'optique de faciliter l'intégration des nouveaux-arrivés au marché du travail. Nous essaierons de mieux comprendre les causes systémiques du taux élevé de chômage chez les minorités visibles, qui se constate autant chez les nouveaux arrivants que pour ceux qui sont arrivés au Québec il y a longtemps. 

Un leader dirait également : je vous écoute et je sais que pour une proportion importante de la population, une interdiction du port de symboles religieux de la part de certains employés publics paraît être une évidence. 

Il n'en demeure pas moins qu'aucune preuve n'appuie le soupçon selon lequel ceux qui en arborent sont plus portés que les autres à contrevenir à leur devoir de neutralité dans l'exercice de leurs fonctions. Il serait donc irresponsable de brimer les droits fondamentaux des minorités religieuses sans justification solide. Le législateur québécois a par le passé légiféré en réponse à une panique envers les Témoins de Jéhovah et nous n'en sommes pas fiers aujourd'hui. 

Par contre, un leader peut très bien dire : je vous écoute également concernant l'importance pour l'État québécois d'affirmer sa neutralité religieuse. Nous procéderons donc au retrait du crucifix du Salon bleu. Nous amorcerons une étude afin de voir s'il y d'autres gestes significatifs par lesquels le Québec semble manquer à son devoir de neutralité. 

Un leader ne parlerait pas exclusivement à la majorité. Il s'adresserait aussi aux groupes minoritaires qui se sentent visés par le projet de loi. 

Il pourrait dire aux Québécois de confession musulmane : j'observe la montée d'attaques islamophobes, ici comme ailleurs, et j'en suis horrifié. Je suis d'ailleurs navré que le lâche assassin en Nouvelle-Zélande ait pu s'inspirer de quelque manière que ce soit d'un événement survenu au Québec. Je me dois d'éviter toute action gouvernementale qui encouragerait des gestes irrationnels, voire illégaux, contre vous et vos communautés. Je note par ailleurs que ceux et celles qui travaillent pour le gouvernement du Québec - en français - s'intègrent déjà à la société québécoise et souscrivent à nos valeurs fondamentales. 

Il est vrai que le premier ministre et son équipe jouissent d'un appui populaire majeur. Il reste à voir si la population a élu un gouvernement de sondeurs ou de leaders. En ce moment charnière, il revient au gouvernement Legault, dans son écriture de l'histoire du Québec, de choisir la place qu'il compte y occuper.