L'arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada et la grève des juristes de l'État ont le mérite de remettre à l'ordre du jour l'enjeu des délais judiciaires. Si les commentaires sont unanimes pour dénoncer des statistiques alarmantes, ils occultent curieusement le fait que les délais ne sont pas les mêmes pour tous et toutes et qu'ils ne produisent pas les mêmes effets que l'on soit patron ou ouvrière, État, prestataire ou accusée, locataire ou propriétaire, riche ou misérable.

Ces commentaires passent notamment sous silence le fait que dans certains domaines et pour certaines catégories sociales, les délais sont extrêmement « performants ». Pour s'en convaincre, il suffit de penser à l'urgence qu'accordent les magistrats aux demandes d'injonctions contre les grévistes ou encore à l'instrumentalisation des délais judiciaires par ceux qui en ont les moyens ; comme dans le cas des poursuites bâillons par exemple.

Bref, le débat sur les délais judiciaires fait l'impasse sur les inégalités qui structurent la société québécoise et les conséquences sociales que soulève la judiciarisation des questions de société.

Le cas des délais à la Régie du logement est à cet égard exemplaire. C'est sans conteste l'un des tribunaux les plus sollicités au Québec, avec 60 000 à 80 000 demandes par an (contre 30 000, par exemple, à la Cour supérieure). La grande majorité de ces demandes (60 %) porte sur un enjeu social et juridique majeur, sousdocumenté : l'expulsion du logement et le recouvrement des loyers. Toutes ces demandes bénéficient d'une priorité d'audience et sont entendues en 45 jours en moyenne. Dans la quasi-totalité des cas, elles sont également accordées, peu importe les sommes dues, les causes du non-paiement, les conséquences pour les enfants, etc.

Ainsi une minorité, à savoir les propriétaires de logements locatifs, obtient chaque année le droit d'expulser des dizaines, et probablement des centaines de milliers de personnes (si l'on compte les membres de la famille) dans des délais judiciaires records.

L'INSALUBRITÉ PEUT ATTENDRE

En revanche, les causes d'insalubrité (un enjeu de santé publique, selon la Direction de la santé publique de Montréal) peuvent attendre des années. Il a ainsi été montré par une équipe de recherche du département des sciences juridiques de l'UQAM qu'il fallait en moyenne 790 jours pour que la Régie sanctionne la présence de moisissures dans un logement.

Mais au-delà de cette justice à deux vitesses, selon le type de causes et la catégorie sociale des demandeurs, ce sont les conséquences sociales et sanitaires asymétriques des délais qui sont totalement passées sous silence. Le débat actuel reste centré sur les impératifs de « performance », de « célérité » et d'« efficacité » des tribunaux. Il s'appuie sur des statistiques - calculées à partir de « justiciables abstraits » - déconnectées des inégalités sociales et des effets du temps judiciaire sur les justiciables et la société.

Mais quels sont les effets sociaux et sanitaires de ces expulsions expéditives et à la chaîne sur les personnes concernées comme sur les services publics ? Quelles sont les conséquences sociales et sanitaires de respirer pendant deux ans de la moisissure ? Ces questions restent absentes du débat sur les délais.

On sait en revanche que les pauvres n'ont pas les moyens de posséder des logements qu'ils n'habitent pas. On sait également que les riches et les pauvres ne respirent pas le même air.

Et dans ce contexte, au regard de l'exemple de la Régie, il est difficile de ne pas supposer que les délais, et donc le système judiciaire, participent pleinement à produire et reproduire les inégalités sociales et de santé.