Dans ma salle d'endoscopie, ma dernière patiente arrive sur une civière, sa jaquette souillée, sa couverture aux pieds, ses bras couverts d'ecchymoses et des cheveux gris blanc immobilisés par une substance luisante.

Son regard fixe le mur. J'ose lui demander quel examen elle doit passer et elle n'en a aucune idée. Elle ne tient pas trop à le savoir non plus. Elle parle beaucoup et répète qu'elle est arrivée au Canada en 1965. Son mari était polonais et elle, allemande. Tout porte à croire qu'elle est démente.

Elle se répète sans cesse et nous avons un travail à faire. Nous avons des journées chargées qui continuent après le travail. « Je suis arrivée au Canada en 1965 », dit-elle encore, et son mari était polonais... Et moi, je dois inscrire les signes vitaux et brancher mon appareil. L'examen se poursuit au rythme de ses phrases et, lorsque tout est terminé, je m'apprête à débrancher mes appareils et elle m'informe alors qu'elle est arrivée au Canada en 1965.

Alors que la préposée commence à diriger sa civière vers la sortie, je lui demande spontanément : « Racontez-moi votre histoire ! » et c'est alors que mon regard s'est fixé sur ses yeux bleus, ses yeux qui ont vu la beauté de son village en Allemagne alors qu'elle était petite. Ses yeux qui ont vu des hommes entrer chez elle un jour, qui lui criaient de se sauver et de ne plus revenir, car la guerre cognait à la porte du village.

Ses yeux qui ont vu ses parents pour la dernière fois, car ils se dirigeaient vers les camps de concentration. Elle a tout laissé derrière : sa famille, son école, ses amies, son confort, son bonheur... Cette femme me raconte ensuite qu'elle a dû traire des vaches dans des villages lointains parmi des inconnus jusqu'en 1965, alors qu'elle fut accueillie en terre canadienne grâce à un programme pour les immigrants.

Mon regard est toujours fixé sur ses yeux. Elle éclate en sanglots et me dit qu'elle est arrivée au Canada toute seule, sans famille. Elle a rencontré son mari polonais et enfin, elle n'était plus seule !

Ils vécurent heureux ensemble jusqu'au jour où il s'est éteint, il y a de cela 16 ans. Ses pleurs sont maintenant abondants et moi, j'ai un petit chat dans la gorge. Elle est seule à l'hôpital. Si elle meurt, personne ne remarquera son absence.

Combien de fois j'ai vu un film tiré d'une histoire vécue et pensé : « Si je pouvais rencontrer cette femme si brave, m'inspirer de sa force ! » Combien de fois j'ai vu un film représentant une époque du passé et suis restée sans mots devant les épreuves que nos ancêtres ont vécues ?

Cette femme, sous sa jaquette souillée, les lèvres gercées, m'a fait voyager à travers ses grands yeux bleus. J'ai entendu les hommes crier et les pas des enfants qui s'évadaient, et j'ai ressenti sa peur et le vide dans sa voix tremblante et sanglotante.

À travers ses yeux, j'ai l'impression d'avoir touché à cette époque mouvementée de l'histoire qui est seulement accessible dans ces bouquins à la bibliothèque.

Cette chère patiente pourrait-elle souffrir d'un choc post-traumatique ? Cette jaquette ne lui rend pas justice et contribue à son apparence de vieille femme démente, mais à mes yeux, son parcours est digne d'un film inspirant et elle est l'actrice principale qui surmonte avec résilience et bravoure une épreuve après l'autre.

Cette femme au grand vécu a besoin de se raconter. Je ne peux imaginer vivre ce qu'elle a vécu et je la remercie d'avoir partagé avec moi un soupçon de ce chapitre de l'histoire. Je souhaite lui rendre hommage et accorder une certaine importance par ces quelques lignes en son honneur. J'espère que pendant ces quelques minutes ensemble, elle a pu se sentir un peu moins seule.

Je me demande également si notre société voit la richesse des personnes âgées. Elles ont tellement à nous apprendre. La résilience, entre autres.