La question du port du niqab dans l'espace public a monopolisé une bonne partie de l'attention du public québécois et canadien depuis que la Cour d'appel fédérale a invalidé, pour des motifs administratifs qui n'avaient rien à voir avec la Charte canadienne, une directive interdisant le port de ce voile intégral.

Depuis lors, plusieurs politiciens, chroniqueurs et analystes semblent limiter les possibilités de réagir face à cette problématique à deux positions très caricaturales, soit : ceux qui souhaitent protéger l'égalité entre les hommes et les femmes et qui sont donc opposés au port du niqab... et les autres.

Le débat des chefs de partis fédéraux diffusé à Radio-Canada dans le cadre de la campagne électorale 2015 a en ce sens permis au premier ministre Stephen Harper d'y aller de cet épouvantable sophisme lorsqu'il a affirmé à Thomas Mulcair : « Moi, je ne dirais jamais à ma fille qu'une femme doit se couvrir le visage parce qu'elle est une femme. »

Il faut le reconnaître d'emblée : le niqab, tout comme la burqa, n'est pas un symbole religieux « comme les autres ». Comme l'avait bien résumé le Conseil d'État français, dans un rapport déposé en 2010 et dans lequel il recommandait de ne pas généraliser l'interdiction du port de tels « voiles intégraux » dans l'espace public français, la burqa et le niqab sont des « tenue[s] dont les origines culturelles et religieuses sont discutées, mais qui témoigne[nt], d'une manière générale, d'une conception profondément inégalitaire du rapport entre les hommes et les femmes ». 

Pour cette raison, il serait sans doute souhaitable que la Cour suprême du Canada affirme clairement qu'un tel symbole, comme toute manifestation d'une conviction religieuse qui entre objectivement en tension avec d'autres droits fondamentaux, mérite une protection « moins importante » que l'écrasante majorité des pratiques/valeurs/rites religieux qui peuvent être vécus sans problème dans l'espace public. 

Pour autant, il nous semble que les tenants de la position « interdisons le port du niqab » pour protéger l'égalité entre les hommes et les femmes devraient procéder à un solide examen de conscience quant à l'effet de leur proposition.

L'égalité entre les hommes et les femmes est évidemment, et avec raison, une valeur très importante dans la plupart des sociétés occidentales comme le Canada et le Québec. Pour beaucoup, elle devrait même se situer au sommet d'une éventuelle « hiérarchie des droits fondamentaux » et donc primer d'autres droits fondamentaux comme la liberté de conscience et de religion. Mais pour tout importante que cette valeur de l'égalité entre les sexes puisse être, il est très dangereux de lui donner une portée qui permettrait de l'opposer aux personnes qu'elle est justement censée protéger : soit les femmes, dans le cas présent.

Or, le véritable enjeu du débat concernant la possibilité ou l'impossibilité de recevoir des services publics en portant le niqab est justement celui-ci : quelle réaction l'État devrait-il avoir lorsqu'il est confronté à des femmes qui réclament le droit de porter un symbole qui, en lui-même et parce qu'elles sont des femmes, tend à les effacer de l'espace public ? S'il est acquis qu'il est possible de refuser le port de ce voile lorsque de véritables impératifs de sécurité (ou liés à l'identification de la personne qui le porte) l'exigent, pourrait-on valablement refuser ce droit à des femmes... au nom de l'égalité entre les hommes et les femmes ?

Dans l'état actuel des choses, le droit québécois et canadien comprend un assez vaste éventail d'outils législatifs permettant d'empêcher ou de sanctionner le comportement de toute personne qui tenterait d'obliger quelque femme que ce soit à agir contrairement à sa volonté. Si l'enjeu du débat était véritablement de lutter contre l'oppression de certaines femmes, ne serait-il pas plus cohérent qu'on propose de renforcer certaines de ces mesures législatives plutôt que d'en proposer une ayant pour effet direct de restreindre l'accès de certaines femmes à des services publics, voire carrément de leur interdire l'accès à la citoyenneté canadienne ?

Le niqab et la burqa sont des symboles qui choquent nos sensibilités occidentales pour plusieurs raisons et il est actuellement possible d'en demander le retrait, à des moments bien particuliers et pour des motifs pragmatiques (par exemple pour identifier la personne avant qu'elle ne prête le serment de citoyenneté). La reconnaissance du statut particulier de ce symbole religieux pourrait également permettre de justifier son interdiction pour les membres de la fonction publique, en vertu, notamment, de leur obligation de réserve en matière religieuse.

Mais le débat actuel entourant le droit de femmes qui n'ont aucun lien avec l'État de porter ce voile intégral lors d'une cérémonie de citoyenneté va beaucoup plus loin, en ce qu'il nous force à répondre à la question suivante : la nature particulière de ce symbole religieux permet-elle d'en exiger le retrait pour des motifs symboliques liés, pour reprendre une expression que plusieurs ont sous-entendue, à un signe de bonne foi que devrait démontrer la future citoyenne quant au désir de s'intégrer à la société canadienne ?

Il nous semble que la voie de l'interdiction, non seulement ne renforcera pas l'égalité entre les hommes et les femmes, mais qu'il risque au contraire de porter préjudice à des femmes qui, pour une raison ou une autre, croient sincèrement que ce symbole fait partie intégrante de leur identité. De surcroît, cette voie répressive en dit beaucoup sur le fait que nous avons peut-être collectivement perdu confiance dans le caractère attractif de notre mode de vie : personnellement, j'éprouverai toujours beaucoup plus de fierté à vivre dans une société qui autorise (et incite) les femmes à sortir de leur niqab, plutôt que dans un État où on les force à le retirer.