Celui qui a combattu toute sa vie pour donner un pays à son peuple nous a quittés. Jacques Parizeau part et laisse aux Québécois une province. Le croisé de l'indépendance a rangé son épée. Il est descendu de sa monture, a défait sa cotte de mailles et s'est agenouillé une dernière fois pour observer les terres du Québec comme si elles étaient siennes. Il aurait tant aimé que sa bannière soit hissée au sommet des plus hautes tours de ce nouveau royaume...

« Quand le coeur de cet homme aura cessé de battre, avais-je écrit dans la conclusion de ma biographie, en février 2004, le Québec aura indiscutablement perdu le plus tenace et le plus dérangeant porte-étendard de l'idée d'indépendance. Incapable de capituler, ce grand chevalier aura incarné l'acharnement même, en repoussant les hésitations, la peur et la prudence. »

Homme de principes et de convictions, ce politicien hors normes et malheureusement démodé ne croyait pas aux slogans préfabriqués.

Il repoussait les avances des conseillers en mal d'influence et les grands spécialistes des boîtes de relations publiques. « Les idées doivent mener le monde, répétait sans cesse Jacques Parizeau. La politique doit servir à accomplir quelque chose, à réaliser un projet. Autrement, c'est une perte de temps. On a mieux à faire dans la vie. » 

Faire autre chose

En septembre 1969, quand Jacques Parizeau s'engage pour le Parti québécois, ce n'est pas par manque de possibilités. Dieu sait qu'il aurait pu faire autre chose ! Très tôt dans sa vie, les choix qu'il a faits l'ont amené à se définir comme un bâtisseur de pays. En 1955, alors qu'il termine son doctorat en économie à Londres, Jacques Parizeau, 25 ans, envisage une grande carrière internationale comme professeur d'économie. Celui qui dirige sa thèse n'est nul autre que James Meade, ex-conseiller économique de Winston Churchill, futur Prix Nobel d'économie. Mais François-Albert Angers, son maître des HEC, celui qui lui a permis d'aller en Europe, veut qu'il revienne au Québec. La « belle province » des années 50 ne l'intéresse pourtant pas. Il veut maudire Angers, mais il a donné sa parole à son professeur : une fois le doctorat acquis, il devait revenir enseigner quelques années aux HEC. Jacques Parizeau choisit le Québec avant le monde.

Professeur compétent, apprécié de ses étudiants, Jacques Parizeau doit pourtant délaisser l'enseignement quelques années plus tard. Aspiré par la Révolution tranquille, il réalise pour le ministre René Lévesque la première étude établissant le coût d'achat des compagnies d'électricité, qui mènera à la nationalisation. Il participe ensuite à de multiples chantiers et est associé à la fondation de la SGF, de Sidbec et de la Régie de l'assurance-dépôts du Québec. À 35 ans, il devient le conseiller économique et financier du premier ministre Jean Lesage.

Comme révolutionnaire tranquille, sa plus grande réalisation demeure la création de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ce géant de plus de 225 milliards a permis à l'État du Québec de se sortir des griffes des maîtres chanteurs du milieu financier anglo-saxon, qui excluaient alors de son cercle les Canadiens français et les juifs. Jacques Parizeau a tout tenté pour mettre fin au chantage économique. Lorsqu'il participe à la rédaction de la mission de la Caisse, il s'assure qu'elle puisse favoriser le développement économique du Québec et une nouvelle classe d'entrepreneurs francophones.

Travaillant sans répit pour donner aux Québécois un État moderne, Jacques Parizeau constate à la fin des années 60 que deux nations au sein d'un même pays, et surtout deux États, ne peuvent qu'entrer en collision. « Allons-nous vers un État du Québec où Ottawa ne jouerait plus aucun rôle ou bien est-ce qu'il faut arrêter le développement de l'État du Québec parce qu'Ottawa doit demeurer un vrai gouvernement ? ». Voilà le genre de question qui amène Jacques Parizeau, en 1969, à adhérer au tout nouveau Parti québécois.

Milieu fédéraliste

Issu d'un milieu bourgeois nettement fédéraliste, fils d'un père engagé dans le monde conservateur de l'assurance, Jacques Parizeau, devenu péquiste, pose un geste de rupture avec son entourage. Le Parti québécois, une organisation de gauche qui souhaite briser le statu quo, indispose les élites en place, les amis de Jacques Parizeau. Son choix l'éloigne des postes prestigieux et de l'argent.

D'ailleurs, à la première élection du Parti québécois, en 1970, quand, à trois jours du scrutin, le Trust Royal de Montréal, dans une mise en scène bien préparée, fait venir neuf camions blindés de la Brinks à son siège social pour transporter en Ontario des certificats en valeurs mobilières à l'abri d'une éventuelle victoire péquiste, Jacques Parizeau s'insurge. « Les Québécois ne savaient pas ce que c'était que des actions d'entreprises, rappelle-t-il. Il faut savoir que vous pouvez allumer votre cigarette avec ces certificats. » La manoeuvre fait peur à plusieurs électeurs. « Voilà les Québécois qui se sont fait avoir, conclut Jacques Parizeau. Ceux que l'on a méprisés pendant si longtemps vont continuer à être méprisés. On va leur dire : vous ne comprenez jamais rien ! » Jacques Parizeau a choisi de défendre les gens ordinaires plutôt que l'élite financière.

Ministre des Finances dans le gouvernement de René Lévesque après l'élection victorieuse de 1976, il continue de s'en prendre au grand capital quand la Sun Life déménage son siège social de Montréal à Toronto en raison de l'adoption de la loi 101. « Bon débarras ! dit-il en 1978. Allez-vous-en donc ! Moi, je veux que cesse le chantage aux sièges sociaux. » Dans l'année qui suit, le chiffre d'affaires de la Sun Life chute de près de 40 %. Le Mouvement Desjardins déloge la Sun Life de la première place qu'elle occupait au Québec dans le secteur de l'assurance de personnes.

De 1976 à 1984, Jacques Parizeau occupera ce poste de ministre des Finances avec brio. C'est, de loin, le ministre des Finances le plus spectaculaire de l'histoire. Au Canada anglais, en particulier, on appréciait son talent et son style. Sous son règne, la Caisse de dépôt a mené de grandes opérations. Domtar, Gaz Métropolitain, Noranda sont devenues québécoises (...). Il y a bien eu la nationalisation ratée de l'amiante. Un coup de génie : la création du Régime d'épargne-actions (REA), en 1979, a relancé bien des entreprises québécoises en mal de financement. L'idée audacieuse consistait à réduire l'impôt à payer pour les contribuables qui achetaient des actions d'entreprises québécoises. Encore une fois, le docteur en économie s'adressait avant tout aux petits actionnaires. Papiers Cascades a grandi et est devenu une multinationale grâce au REA. Ce régime a été à l'origine de la plus grande croissance du nombre d'actionnaires publics au Canada.

À la fin de sa vie, son professeur François-Albert Angers, fier des performances économiques de son poulain, me confiait qu'à son avis, si Jacques Parizeau était demeuré dans l'enseignement et avait persisté dans cette voie, il aurait donné au Québec son premier Prix Nobel d'économie...

LE CHEF PÉQUISTE LE PLUS CRAINT

À la tête du Parti québécois dès 1988, Jacques Parizeau sera, de tous les chefs péquistes, le plus craint du Canada anglais. On sait que, contrairement à René Lévesque, Jacques Parizeau est un croisé et qu'il est déterminé à casser le pays du Canada pour faire naître celui du Québec.

Élu premier ministre en septembre 1994, il met autant d'énergie à gérer l'État québécois qu'à préparer la transformation du Québec en pays. Adolescent, Jacques Parizeau admirait Winston Churchill parce qu'il avait été capable de diriger l'Angleterre tout en combattant l'agresseur nazi. Mener deux combats de front le stimulait.

Jacques Parizeau est allé beaucoup plus loin que René Lévesque dans son niveau de préparation pour transformer le Québec en pays. Une semaine avant le référendum, Michel Carpentier, secrétaire général du gouvernement, lui écrivait : « Vous pourriez, dès le lendemain du référendum, mettre sur pied un comité de transition qui remplacerait le comité des priorités. Dès janvier 1996, vous pourriez procéder à une restructuration politique et administrative d'envergure, c'est-à-dire celle d'un pays. »

Sa défaite référendaire a quand même amené le OUI à 49 %. Il a surpassé René Lévesque et porté le mouvement souverainiste à son pinacle. Son discours de la défaite, malheureusement improvisé, aura laissé parler la colère plutôt que la raison. Toujours chef d'État, ce soir-là, il n'a été que chef de parti, s'en prenant à un certain vote ethnique. On ne peut toutefois retrouver, dans toute sa carrière politique, aucune trace de geste à teneur raciste, bien au contraire. Jacques Parizeau était le plus international des Québécois.

Petit groupe d'hommes brillants et généreux

De par sa contribution à la Révolution tranquille, Jacques Parizeau fait partie de ce petit groupe d'hommes brillants et généreux qui ont mis au monde l'État du Québec. « Si je meurs demain, m'avait-il dit en 2003, j'aimerais que l'histoire retienne que j'ai appartenu à cette vingtaine de personnes qui ont fait la Révolution tranquille. C'est le plus gros changement auquel j'ai participé. »

Si le Canada possède et glorifie ses pères de la Confédération, la nation québécoise, elle, peut compter sur ses propres géants : ce sont les pères de l'État contemporain du Québec. Et dans cette courte liste, aux côtés de Maurice Duplessis, Jean Lesage, René Lévesque, Paul-Gérin Lajoie, Georges-Émile Lapalme, Daniel Johnson et quelques autres hauts fonctionnaires comme André Marier et Arthur Tremblay, se retrouve Jacques Parizeau.

L'héritage laissé par Jacques Parizeau est considérable. Il a donné au Québec un État moderne. Ses idées ont permis de voir apparaître une nouvelle classe d'entrepreneurs. Avec noblesse, il a ensuite bâti avec René Lévesque un puissant mouvement souverainiste qui s'est rendu jusqu'aux portes du pays. Il a fait sa place hors du sérail, ayant sa façon propre de faire de la politique. Authentique, flamboyant et direct, Jacques Parizeau a beaucoup dérangé (...). Il a finalement suscité le respect des Québécois qui l'ont élu premier ministre en septembre 1994.

Prêt à bien des tactiques pour arriver à ses fins, Jacques Parizeau n'a jamais été un porteur de cynisme. Parce qu'au-delà des tactiques, c'était un stratège qui ne se laissait pas distraire par l'éphémère. Il se battait pour l'essentiel. Il annonçait à l'avance ce qu'il avait l'intention de faire et faisait ce qu'il disait. Son sang-froid et à la fois sa passion pour l'idée du pays en ont fait l'un des politiciens parmi les plus authentiques du Québec moderne. Jacques Parizeau nous quitte, mais ne disparaît pas...