Monsieur Gérard Bouchard,

Avant tout, permettez-moi de vous dire que je vous lis (romans, essais et chroniques) depuis plusieurs années et que j'apprécie depuis longtemps vos analyses intelligentes et enrichissantes.

Aujourd'hui quinquagénaire, j'ai longtemps été chercheur scientifique dans le milieu universitaire. Je parle l'anglais sans accent et je travaille pour une multinationale québécoise qui m'amène à offrir mes services à des gouvernements et autres grandes organisations privées dans des domaines de pointe.

Ceci étant, j'étais récemment en Californie dans un congrès avec des gens de plusieurs origines et pays. Un congressiste de Chicago m'a questionné sur le Québec et sur «mon français», plus particulièrement sur la perception qu'avaient les Canadiens quant à la qualité et la manière particulière dont nous parlions notre langue.

Je vous répéterai ce que je dis toujours à des Français, des Canadiens ou des Américains: «Ma langue est au français parlé en France ce que l'anglais américain est à l'anglais parlé en Angleterre.» Ma langue est franchement nord-américaine. Elle participe au nouveau monde et sa mixité ethnoculturelle au même titre que la multitude de variantes de l'anglais et de l'espagnol qui sont parlés dans les Amériques.

Comme l'anglais, ma langue évolue en empruntant aux autres langues. Elle ne s'appauvrit pas: elle évolue dans sa forme. Par ailleurs, c'est dans sa nature depuis mille ans maintenant d'emprunter aux autres influences arabes, latines, saxonnes, africaines et de franciser pour s'approprier le sens et la référence.

Dans votre chronique, vous évoquez une nostalgie de la France et un passé imaginé (ou imaginaire) qui ne m'appartient pas et que je rejette avec chacune de mes cellules.

J'ai aimé rappeler à cet homme de Chicago - il y avait aussi une dame française à notre table - les origines et la prononciation correcte d'«Illinois», «Des Moines», tout en faisant un rappel historique rapide de notre histoire nord-américaine. Dans ces circonstances, j'aime aussi émettre l'hypothèse qu'entre 1760 et 1763, les Français ont compris qu'il était dans leur intérêt d'organiser leur armada et de reprendre le Saint-Laurent et les Grands Lacs, le Mississippi et tout le coeur du continent jusqu'aux Rocheuses, et, avec la complicité de la Couronne espagnole, le contrôle de l'Amérique.

Finalement, imaginez, monsieur Bouchard, qu'avec l'Amérique du Nord française, aujourd'hui, c'est MON français avec tous ces accents qui serait la norme et non ce vieux français archaïque figé dans le temps et rébarbatif aux changements. Comprenez que je suis complètement affranchi de cette vieille France qui, en fait, nous a trahis et abandonnés avec l'ennemi en 1763. Il est temps que nous assumions notre place sur le continent par rapport à son histoire.

C'est NOTRE français qui est moderne et complètement adapté à sa situation géographique et sociale. Comprenez que j'en suis un ardent défenseur, pleinement convaincu de sa valeur et de sa richesse. Le français québécois est multiple, et ce, à plusieurs niveaux. Il est pauvre dans sa forme commune, mais riche dans sa forme éduquée, comme toutes les langues. Évitons de tout ramener vers le bas et de mettre tout le monde dans le même bateau. Vous savez mieux que quiconque que les huit millions de Québécois ne forment pas un bloc monolithique et que notre histoire est aussi une histoire de contestations et de résistance tout autant que de survie, d'émigration, d'immigration et d'accueil de l'autre.