Chaque fois qu'on l'a présenté ou décrit, c'était en utilisant la même expression. Ce n'est pas un titre auquel on peut aspirer, mais ce qu'une bonne vie, parfois, accorde: Jean Béliveau avait de la classe.

Jean Béliveau fut mon premier co-chambreur chez le Canadien. J'ai été son dernier. Il avait 39 ans et j'en avais 23. J'avais été rappelé quelques semaines auparavant et, alors que la série finale de la Coupe Stanley contre les champions en titre (les Bruins, avec Bobby Orr et Phil Esposito) allait débuter, on avait dit à Jean quelque chose que je ne savais pas. Je serais le gardien partant.

À l'époque, les joueurs du Canadien restaient ensemble, en équipe, pendant toutes les séries. Sur la route, nous étions dans des hôtels. À domicile, nous habitions à La Sapinière, un centre de villégiature des Laurentides, à une centaine de kilomètres au nord du Forum. Jean s'était fait confier la tâche par Al MacNeil et Sam Pollock, respectivement entraîneur de l'équipe et directeur général, de «garder un oeil sur le jeune». Une autre chose que je ne savais pas.

Jean avait déjà remporté neuf fois la Coupe Stanley et il était le capitaine de l'équipe. Il avait le lit double de la chambre et moi le lit simple. J'étais pour lui un coéquipier et il ne voyait pas de problème à partager sa chambre avec moi. Il ne dérangeait pas, sauf si nécessaire. Il me laissait faire, et m'observait. Et je l'observais aussi. S'il avait pu garder le cap tout au long de notre surprenant périple en dents-de-scie vers la Coupe ce printemps-là, quel droit aurais-je pu ne pas le faire?

J'ai lu plus tard que de toutes ses conquêtes de la Coupe Stanley, celle-là fut sa préférée. Les autres étaient arrivées si souvent qu'elles finirent par être tenues pour acquises, jusqu'à ce que, soudainement, en 1971, l'équipe ayant raté les séries la saison précédente et sa retraite imminente, il ne devait plus y en avoir d'autre. Celle-ci fut un cadeau. Il n'était plus un joueur étoile, mais dans ses derniers jours comme joueur, il fut ce qu'il restera pour le reste de sa vie, une présence imposante.

Aussi étrange que cela puisse paraître, il est aujourd'hui facile de sous-évaluer sa carrière comme joueur. Très peu d'entre nous deviennent des joueurs vedettes. Beaucoup moins traversent les époques. Dans les extraits vidéos des vieilles parties, la plupart d'entre nous paraissent dépassés. Jean, si grand, si élégant et si puissant, semble défier le temps. Il aurait été autant à sa place dans le jeu d'aujourd'hui qu'à son apogée, un peu comme un Jonathan Toews en plus gros et plus mature, peut-être.

Jean est inévitablement lié au plus grand joueur de l'équipe, Maurice Richard. Le Rocket, large d'épaules, explosif, avait une volonté qui intimidait ses adversaires. Jean, lui, jouait en plein contrôle de l'action. Pour les amateurs du Québec, le Rocket était comme eux: il accomplissait ce qu'ils rêvaient de faire. Jean était au-dessus d'eux, hors de portée. L'un suscitait un amour profond, l'autre une grande admiration. Mais tout aussi différents qu'ils purent être, avec de grands entraîneurs et gérants, et quelques joueurs d'exception autour d'eux, ils furent l'étoffe du Canadien.

Il est facile d'oublier que le Canadien ne fut pas toujours légendaire. Lorsque Jean joua sa première saison complète en 1955, l'équipe n'avait remporté que sept fois la Coupe Stanley pendant ses 46 années d'existence. Detroit aussi en avait gagné sept, tout comme les Maple Leafs. Mais en comptant les championnats remportés par les Arenas et les St. Pats, les noms précédents des Leafs, Toronto avait en réalité gagné neuf fois.

Un an plus tard, le Canadien allait remporter le premier de cinq championnats consécutifs. Dans les 19 années qui suivirent, ils en gagnèrent neuf de plus, laissant toutes les autres équipes dans le sillage de leurs patins, tant pour ce qui est des records que de la réputation. Avec le Rocket, le Canadien devint grand. Avec Jean, il devint dominant.

C'est pourtant après 1971 que Jean, lui, devint vraiment spécial. Il fut un ambassadeur sans pareil pour le Canadien. Il était fier d'être un membre de l'équipe et fier de son sport. Il était fier d'être un Victoriavillois et un Montréalais, fier d'être un Québécois, fier d'être un Canadien. Il croyait en chacun de ses rôles, et il les représentait partout où il allait. Aucun endroit n'était trop petit ou trop éloigné puisque tous les admirateurs, tous les gens étaient importants. Il était le grand Jean Béliveau, élégant, gracieux et aimable, avec cette chaleureuse dignité et ce sourire amical. Il était là.

Il traitait chacun avec respect. Il disait les bonnes choses et de la bonne façon - en français et en anglais - , parce que c'est ce qu'il croyait et ce qu'il était. Il rendait chaque situation meilleure. Il faisait en sorte que tous les gens ressentaient que leur ville, leur organisation, leur province, leur pays et leur événement était important. Qu'ils étaient importants. En faisant appel au meilleur d'eux-mêmes, il leur rappelait ce qu'il y avait de mieux en eux.

C'est ainsi qu'il avait été comme joueur. Contrairement à la plupart des autres grands joueurs, sa présence n'éclipsait pas les autres. Il les rendait meilleurs.

Jean avait d'autres talents. Il aurait pu faire d'autres choses. Mais il avait compris, probablement tôt dans la vie, qu'il aurait une plus grande influence non pas en tant chef d'entreprise ou politique, mais en tant que Jean Béliveau, en faisant ce qu'il faisait, en étant ce qu'il était.

Véritable géant du hockey, ambassadeur extraordinaire pour tout ce en quoi il croyait, la plus grande réussite de Jean aura probablement été qu'il fut un gentilhomme exemplaire.