Quand l'incompétence du Kremlin devient meurtrière, ses membres peuvent commencer à trembler. Alors que les nouvelles de la chute du vol 17 de Malaysia Airlines en Ukraine parvenaient en Russie, certains se sont souvenus de l'attaque de l'Union soviétique, il y aura 31 ans en septembre, sur le vol 007 de Korean Air Lines, et de ses conséquences politiques.

À l'époque, le Kremlin a d'abord menti au monde entier en disant n'avoir rien à voir avec l'avion perdu de la compagnie KAL. Plus tard, on a dit que le jet sud-coréen était en mission d'espionnage pour le compte des États-Unis. Mais au sein de l'establishment soviétique, l'incident a constitué un point de bascule.

Les énormes pertes en vies humaines en Afghanistan avaient déjà inspiré à certains analystes que le Kremlin représentait de plus en plus un danger pour lui-même. L'attaque d'un avion de ligne civil a semblé confirmer à nouveau ce point de vue. C'est ce constat qui a stimulé l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et le soutien des mesures réformistes de la perestroïka et de la glasnost.

La logique de Vladimir Poutine pour annexer la Crimée ressemble au raisonnement de Brejnev pour envahir l'Afghanistan: confondre les ennemis qui cherchent à cerner le pays. En 2004, devant les anciens combattants russes de l'invasion afghane, Poutine a expliqué qu'il y avait des raisons géopolitiques légitimes de protéger la frontière soviétique d'Asie centrale, tout comme il a évoqué en mars des problèmes de sécurité pour justifier son annexion des territoires ukrainiens.

Durant l'ère Brejnev, les politiques expansionnistes reflétaient les nouvelles richesses du pays, dérivées des sources d'énergie. Le renforcement des capacités militaires et la modernisation par Poutine lors de la dernière décennie ont également été alimentés par les exportations d'énergie. Cette manne énergétique imprévue pour la Russie a masqué l'incompétence de gestionnaire de Poutine, alors que la croissance et les richesses du gouvernement dépendent désormais entièrement du secteur des hydrocarbures.

Mais l'incompétence de Poutine s'étend bien au-delà de l'économie. Ses forces de sécurité restent cruelles et injustifiables dans leurs actes: dans certaines parties du pays, elles se sont associées à des gangs criminels. Son autorité judiciaire n'apporte aucun réconfort aux gens ordinaires. Et les installations militaires, sous-marins, plates-formes pétrolières, puits de mine, hôpitaux et maisons de retraite explosent, s'écroulent ou coulent régulièrement.

Si l'État russe fonctionnait bien, Poutine pourrait continuer à résister à la pression. Mais la charge de l'opposition, selon laquelle le régime est composé «d'escrocs et de voleurs», risque de résonner plus fort, car les Russes constatent maintenant l'ampleur des dégâts tout autour d'eux.

En incarnant lui-même l'État, Poutine sera de plus en plus tenu responsable de ses échecs. Et si quelques Russes consciencieux sont peut-être les otages de l'arrogance et des maladresses de Poutine, le reste du monde ne l'est pas. Il est désormais peu probable que ses partenaires (en particulier les autres pays du BRICS), ferment les yeux sur son mépris du droit international et de la souveraineté nationale de ses voisins, comme ils l'ont fait lors du dernier sommet du Brésil. Les oeillères des dirigeants de l'Europe semblent aussi être tombées.

Poutine n'a que 61 ans - soit 10 ans de moins que les dirigeants qui ont mené l'Union soviétique au bord du précipice - et la constitution lui permet de rester au pouvoir pendant encore dix ans. Mais avec un PIB qui n'a augmenté que de 1,3% en 2013 et des sanctions susceptibles de précipiter le déclin de l'économie, la fierté patriotique ne sera pas en mesure de le protéger plus longtemps.

En exagérant son intervention en Afghanistan et mentant au monde sur l'attentat du vol KAL 007, le régime soviétique s'est exposé et a accéléré la décrépitude qui a rendu son effondrement inévitable. Il n'y a aucune raison d'espérer un destin différent pour les efforts de Poutine en vue de rétablir la Russie dans sa puissance impériale.

© Project Syndicate, 2014