Pour mon grand-père qui a travaillé toute sa vie dans la construction, il fallait d'abord voir s'il était possible de rénover avant d'opter pour la démolition et la reconstruction d'un ouvrage. Il y avait toutefois des circonstances où l'oeuvre était en si mauvais état qu'il valait mieux «travailler dans du neuf» que de s'éreinter inutilement à «travailler dans du vieux». C'est à mon avis le cas avec notre Sénat.

Lorsque le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, a décidé d'exclure les sénateurs libéraux de son caucus, il a annoncé vouloir réformer le Sénat. Il a promis que s'il devenait premier ministre en 2015, il ne nommerait au Sénat que des candidats recommandés de manière non partisane par un «comité des sages». Il pense ainsi pouvoir opérer une réforme du Sénat sans procéder à quelque modification constitutionnelle. Cette proposition ne tient pas la route.

Premièrement, évacuer la partisanerie du Sénat actuel de la manière suggérée par le PLC prendrait plusieurs décennies. Pour s'en convaincre, on a qu'à penser à la réaction des «sénateurs libéraux», maintenant devenus des «libéraux indépendants» qui, exclus par Trudeau de son caucus, ont décidé de former le «caucus libéral du Sénat». Ces sénateurs ne sont ni exclus du parti ni de toutes ses activités partisanes, telles les collectes de fonds.

Compte tenu de l'âge de retraite obligatoire fixé à 75 ans pour les sénateurs, il faudrait probablement attendre jusqu'en 2024 pour que la majorité des sénateurs puissent avoir été nommés de manière «non partisane». Au moins deux autres élections fédérales auront eu lieu d'ici là et rien ne peut nous garantir que les futurs occupants du 24 Sussex partageront les visées de l'actuel chef du PLC.

De plus, une majorité de sénateurs «non partisans» ne suffirait pas à rendre l'institution non partisane; une minorité organisée peut très bien manipuler à des fins partisanes une majorité désorganisée. Or, les douze plus jeunes sénateurs nommés par le premier ministre Harper ne doivent prendre leur retraite qu'entre 2034 et 2049!

Deuxièmement, le flou artistique entourant le rôle du «comité de sages» que propose le PLC dans la sélection des sénateurs cache une double difficulté. D'abord, si ce comité ne devait produire qu'une liste purement consultative, tant la sélection que le maintien de ce processus demeureraient entièrement à la merci des volontés du premier ministre de l'heure.

Par contre, si le «comité de sages» produisait une liste de noms de candidats à laquelle le premier ministre ne pouvait pas déroger, ce mode de nomination où la discrétion de l'exécutif serait entravée violerait sans doute les pouvoirs constitutionnels du gouverneur général. Il serait donc nécessaire de procéder à un amendement constitutionnel. Un tel changement exigerait l'accord unanime des provinces.

Troisièmement, rien dans le projet du PLC n'empêcherait les sénateurs d'exercer leur pouvoir de bloquer des projets de loi dûment adoptés par la Chambre des communes. C'est d'ailleurs ce qu'ils avaient fait à l'occasion du dernier gouvernement minoritaire conservateur, lorsque le Sénat a défait le projet de loi C-311 sur la responsabilité en matière de changements climatiques. Or, pour abolir ce pouvoir, il faudrait un amendement constitutionnel requérant l'accord de sept provinces qui représentent au moins 50% de la population de toutes les provinces.

Si nous devons de toute façon reprendre les débats sur la Constitution pour résoudre les problèmes du Sénat, il vaudrait mieux remettre le tout à plat et recommencer à neuf plutôt que de tenter de réparer une institution condamnée à être dysfonctionnelle pour des décennies à venir. Mon grand-père aurait été sans doute d'accord avec moi: il vaut mieux ici démolir et travailler dans du neuf, plutôt que dans du vieux.