Le plus grand de nos peintres vivants s'est éteint dans la nuit du 27 janvier à l'âge de 97 ans.  Fernand Leduc demeurera à tout jamais l'un des géants de l'histoire de la peinture au Québec et au Canada.

J'étais déjà familier avec l'oeuvre et la carrière exemplaire de l'artiste quand je pus enfin faire sa connaissance à Québec, à l'automne 1997, à l'occasion d'une exposition organisée par le Musée du Québec.  À 80 ans bien sonnés, il manifestait encore une belle énergie, parlant avec enthousiasme de ses projets à venir.  Visiblement fier de pouvoir présenter ses oeuvres des années 1992-1996, il trouvait un réel plaisir à dialoguer incognito avec les visiteurs quand ils paraissaient intrigués par ses monochromes sériels.  D'emblée, je fus impressionné par la passion qui l'animait mais aussi par sa son sens de la communication, son empathie et sa modestie. 

Au risque de raccourcis réducteurs, rappelons que Leduc fait la connaissance de Borduas dès 1941, qu'il est admis comme membre de la Contemporary Arts Society en 1944, qu'il rencontre André Breton à New York l'année suivante, qu'il participe à la première exposition du futur groupe des Automatistes à Montréal en 1946, qu'il signe le manifeste Refus global deux ans plus tard et que par la suite, il participera à des dizaines d'expositions collectives ou monographiques au pays et en France.  Pédagogue très apprécié, il sera l'objet de plusieurs reconnaissances bien méritées dont le premier prix aux Concours artistiques de la province de Québec en 1957, le Prix Philippe-Hébert de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 1978 et, bien sûr, le Prix Paul-Émile-Borduas, la plus haute distinction accordée par le gouvernement du Québec dans le domaine des arts visuels, en 1988.

De nombreux articles, monographies et catalogues auront analysé son oeuvre pictural et ses écrits inspirés.  Mentionnons notamment l'exposition Fernand Leduc de 1943 à 1985 qui fut d'abord présentée à Chartres et à La Rochelle avant d'entreprendre un circuit dans différentes villes canadiennes, ainsi que l'exposition rétrospective Fernand Leduc. Libérer la lumière présentée au Musée national des beaux-arts du Québec en 2006.  Ces deux manifestations auront souligné la recherche constante de la lumière qui aura caractérisé le parcours pictural de Fernand Leduc, depuis les gestes spontanés de sa période automatiste jusqu'aux brouillards épurés et vibrants de ses microchromies, en passant par le dynamisme construit de sa période plasticienne à compter de 1955.  Demeuré jusqu'à la fin fidèle à lui-même, l'artiste se confiait récemment en ces termes au journaliste Jean-Louis Gauthier dans la perspective d'une biographie à paraître :  « L'éternel est au-dedans de nous.  C'est cette lumière-là que j'ai tenté de saisir à travers ma peinture. »

Que ce soit à Québec, à Paris, à Casano, à Montréal ou à distance, Fernand Leduc aura eu l'amitié généreuse.  Je pense spontanément à ces petits mots dont il avait le secret pour souligner un événement, s'associer à un moment festif ou exprimer sa gratitude.  Au téléphone, c'était un plaisir d'entendre sa voix grave et chantante à la fois.  Fernand avait le verbe imagé, ayant gardé de ses années de formation le goût de la belle formule.  Par-delà ses manifestations de savoir-vivre, Fernand Leduc n'avait rien de superficiel.  Chez lui, tout était profondeur et réflexion.  Empreintes de sagesse et d'humanité, ses correspondances avec Paul-Émile Borduas et avec le philosophe Raymond Abellio en témoignent à souhait. 

En un sens, Leduc était à l'image de ses tableaux.  Pour les apprécier, pas question de se limiter à la surface de la toile; il faut prendre le temps de les explorer à fond, au beau risque de s'y perdre !  Leduc était un peintre qui s'interrogeait, qui interpellait, un artiste en quête de réponses, de rencontres et de dialogues.  Véritables palimpsestes, ses microchromies sont en quelque sorte des autoportraits.  Sous leur surface apparente, il y a les traces d'une gestuelle vigoureuse ou d'une géométrie affirmée.  Leduc était un être entier, un doux capable de longs silences et de beaux emportements quand l'essentiel était en cause.  À sa manière, il appartenait au monde et il cherchait à échapper au monde.  Tel un alpiniste, il aspirait à la lumière des sommets, à échapper aux contingences du temps et de l'espace.

Exigeant pour les autres, Leduc l'était davantage pour lui-même.  Ses nombreux accomplissements et ses réussites furent le fruit d'un engagement soutenu et, disons-le, d'un cheminement parfois difficile et parsemé d'embûches.  Ainsi lui aura-t-il fallu du courage pour oser s'exiler en France à compter de 1947 en compagnie de celle qui deviendrait bientôt son épouse, la poète et essayiste Thérèse Renaud (1927-2005).  Intitulé Un passé recomposé / Deux automatistes à Paris / Témoignages 1946-1953, le dernier ouvrage de Thérèse se révèle fort éclairant sur Fernand Leduc.

Durant ces années-là, elle aura pu mieux cerner les traits de caractère de son cher Fernand, cet homme qu'elle admirait tant : sa fierté, sa réserve, son « intransigeance maladroite » et son « ironie acerbe » de grand timide.  Du même souffle, elle aura pu mesurer l'idéalisme de Leduc, un être ardent qui refuse les compromis, qui souffre de l'éloignement et qui déplore parfois l'indifférence de ses anciens camarades.  Autant il abhorre le côté mondain de la vie parisienne, autant il rêve d'une communion idéale qui transcende les ambitions individuelles.  Dans la ville lumière, les Leduc auront été partagés entre le rêve, l'inquiétude, la déception, l'espoir... et la faim.  Ils auront connu les difficultés et les angoisses de la vie quotidienne, le poids inhérent aux privations et à l'inconfort des lieux habités.  Dans la lettre qu'il adresse à Abellio le 29 juin 1950 alors que l'exposition qu'il présente avec Jean-Paul Riopelle à la Galerie Creuze est en cours, Leduc parle de « l'extrême difficulté matérielle » où il se trouve, précisant qu'il n'a « même pas le matériel pour peindre ».  Mais notre éternel optimiste s'empresse d'ajouter que  « tout cela s'arrangera ».

Et voilà que bientôt la chance lui sourit : à des conditions dérisoires, Thérèse et lui pourront prendre des vacances sur l'île de Ré en compagnie de leur fille Isabelle qui a à peine dix mois.  C'est dans ce contexte que Fernand réalisera sa magnifique série de gouaches de l'été de 1950.  Il y fera écho dans sa lettre du 16 juillet adressée à Borduas : 

« Nous sommes à la Flotte-en-Ré (Charente-Maritime). Un pays fantastique qui ne cesse de nous émerveiller par sa profonde simplicité.  Notre premier contact avec les habitations, car c'est ce qui frappe ici, nous a rappelé intensément votre souvenir.  Le noir et le blanc s'étalent partout.  D'interminables murs blancs soulignés par un solage noir.  Le noir ici est appliqué par nécessité pour garantir les fondations de la dégradation saline.  Puis aux volets des taches parcimonieuses de vert, de bleu, d'orangé, de gris-bleu, le tout exalté par l'ambiance extraordinairement bleue du ciel et de la mer.   Je vous parle de couleurs, car je n'ai jamais aussi vivement ressenti leur emprise.  Frappés d'abord par la franchise du noir et du blanc, c'est peu à peu le bleu qui nous envahit. » 

64 ans plus tard, le rideau bleu opaque de la nuit vient de tomber sur la longue aventure de Fernand Leduc dans l'archipel des « îles de lumière ».  Libéré du temps, il vogue désormais dans l'espace infini de ces nuits idéales dont il avait magistralement exploré les tonalités bleues dans une merveilleuse série de dix pastels réalisée à Casano en 2004 (Nuits, coll. MNBAQ). 

À l'époque, il était encore « jeune » mais il faisait déjà partie de la cohorte des immortels.