6 juin 1944. Des barges par centaines débarquent plus de 130 000 soldats alliés sur les plages de Normandie, où les Allemands les attendent. Dès que la porte tombe, le soldat s'élance sur la plage, défiant la mort crachée par une panoplie meurtrière composée de mitrailleuses, canons, mortiers et fusils. De loin, la chose ressemble à une performance pyrotechnique. Sur la plage, le son est assourdissant, le sol vibre, l'air est déchiré par le sifflement des projectiles, les cris des blessés, le son de la chair fracassée par le plomb et les shrapnells.

Alors que le soldat court vers la falaise, l'air se remplit de poussière, de sable, de salpêtre, d'humidité chargée d'hémoglobine. Les poumons manquent d'air. Des coups sourds provoqués par les explosions secouent le corps et le font tomber.

L'explosion submerge les sens. La variation extrême de pression risque de provoquer une hémorragie interne; la vue est coupée par le flash qui déborde les capacités oculaires; la détonation assourdit; la poussière bloque les narines et coupe l'odorat; le tout alors que le soldat se jette sur le sable, sable qui lui remplit la bouche.

Autour du soldat la violence se déchaîne le coupant du passé, du futur, de ses amis, de la cause pour laquelle il se bat, le forçant à se concentrer sur un présent limité aux quelques mètres qui l'entourent, le reste étant le brouillard diffus et violent de la guerre...

***

La guerre est la canalisation de la violence collective de façon à affaiblir un ennemi soit afin de lui imposer notre volonté soit pour l'anéantir. Cette courte définition cache sa violence, son absurdité et son effet sur les combattants et les victimes, ces deux catégories se chevauchant, le soldat subissant lui aussi les effets du phénomène guerre. 

Ceci n'est pas nouveau. Dans l'Iliade, Homère raconte une guerre de dix ans opposant les Grecs aux Troyens. Pour ce qui est de la violence, Homère est très explicite. Dans les derniers jours du conflit, Achille, le plus grand des héros grecs massacre les Troyens comme le font les mitrailleurs allemands en Normandie, de façon anonyme et sauvage, laissant les morts sans autre certitude que la fin de leur humanité. 

Il importe autant de garder en mémoire cette guerre mythique que celles qui sont plus proches, car ceux à qui la violence a été imposée sont toujours parmi nous, traînant avec eux des souvenirs d'Ypres à Kandahar.

Loin du front, la maisonnée attend le retour du vétéran. Lorsqu'il revient, il a laissé une part de son humanité sur le champ de bataille, la guerre ayant marqué corps et esprit de façon indélébile. Les nerfs sont à fleur de peau et exposés au moindre stimulus afin de réagir à ce qu'il perçoit comme une agression. 

Les chanceux gèrent cette expérience au quotidien sans que jamais celle-ci ne les quitte. Les autres utilisent alcool et opiacés pour imposer de nouvelles violences à leur corps, leur esprit ainsi qu'à leurs proches.

La commémoration de cette expérience traumatisante est un processus social et personnel nécessaire, de l'Iliade à la guerre en Afghanistan. Il faut souligner le sacrifice de ceux qui ont servi lors d'une guerre, peu importe la valeur de celle-ci ou le rôle qu'ils y ont joué. 

Ce n'est pas la guerre en elle-même qui est commémorée. C'est le sacrifice imposé à ceux qui l'ont menée comme à ceux qui l'ont subi. Alors que passent les vétérans du débarquement de Normandie, il faut se souvenir de leur humanité et soutenir ceux qui vivent avec l'expérience de la violence guerrière.