La justice vient de prendre un autre bon coup. Les mégaprocès qui devaient avoir lieu à la suite de l'opération SharQc viennent de rétrécir comme peau de chagrin. Le nombre de procès, 11 au départ, a été réduit à un seul.

L'objectif louable au début, qui était de juger 156 Hells Angels arrêtés en 2009 pour des crimes très graves, et ensuite de leur imposer des sentences sévères, s'est avéré impossible à atteindre dans l'état de notre système judiciaire.

Les corps policiers impliqués dans l'opération SharQc semblent avoir effectué un excellent travail. Le nombre d'arrestations et les preuves recueillies sont là pour en témoigner. C'est le système judiciaire qui a failli. Même si ces Hells arrêtés en 2009 faisaient face à des accusations très graves, lesquelles étaient soutenues par des preuves solides, ils viennent de bénéficier d'une série de sentences à rabais, afin de désengorger l'appareil judiciaire.

Alors qu'il était juge en chef de la Cour suprême, Antonio Lamer avait écrit cette phrase prophétique dans l'un de ses jugements: le système de justice canadien est devenu tellement lourd, qu'il va s'écrouler sous son propre poids. Faisait-il preuve d'un pessimisme injustifié? Le récent dénouement des procès SharQc ne vient-il pas de lui donner raison, en faisant entendre à la société un nouveau signal d'alarme? Pensons aux nombreux grands procès qui, depuis une dizaine d'années, après de longs mois d'audience, ont avorté ou ont dû être recommencés, faute d'un accord chez les jurés, et qui ont coûté une fortune aux contribuables.

Pourquoi l'appareil judiciaire est-il devenu si lourd, si lent? Quand j'ai commencé à pratiquer le droit au début des années 70, il était rare qu'un procès devant jury dure plus de deux ou trois semaines. Aujourd'hui, cela se compte en mois, parfois en années. Les causes deviennent de plus en plus complexes et les procès doivent parfois être recommencés parce que les jurés ne peuvent tomber d'accord sur un verdict. L'affaire des complices de Vincent Lacroix en est un bel exemple.

Une explication logique de cet alourdissement est l'avènement de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée il y a une trentaine d'années, qui a imposé à la justice de nouvelles responsabilités.

Ainsi, l'interrogatoire de l'accusé par la police doit se faire selon des règles strictes et être filmé par vidéo; les perquisitions sont maintenant soumises à beaucoup de tracasseries; tous les éléments de la preuve doivent être remis à l'accusé bien avant la date du procès; et enfin, l'accusé a le droit d'être assisté d'un avocat.

Si l'accusé n'a pas les moyens financiers pour engager un avocat, la société doit lui en trouver un et le payer. Et en plus, l'accusé a le droit de le choisir. L'État doit alors négocier un tarif horaire avec cet avocat. Cela peut facilement conduire à des abus. Dans l'affaire SharQc, alors qu'aucun procès n'est encore commencé après quatre ans de procédures, le montant des honoraires d'avocats d'une centaine de ces accusés dépasserait les

5 millions $.

Pendant 25 ans, j'ai été directeur d'un bureau d'aide juridique. Le réseau d'aide juridique au Québec est constitué d'au moins 400 avocats, dont une bonne partie sont des criminalistes aguerris. Pourquoi les motards accusés ne seraient-ils pas défendus par les nombreux criminalistes de l'aide juridique? S'ils sont assez compétents pour défendre le citoyen ordinaire, ils devraient l'être aussi pour défendre les motards criminalisés.

Je ne suis pas contre cette disposition de la Charte qui oblige l'État à fournir un avocat à l'accusé. Elle signifie que nous vivons dans une société hautement civilisée. Mais ce genre d'entente entre l'État et les avocats de la défense qui fixe les honoraires, sans en encadrer le nombre d'heures, peut mener à certains abus. C'est une des causes de ces procès interminables. Mais il faut accepter cette situation; c'est peut-être là le prix à payer pour avoir l'immense privilège de vivre dans une société de droit.