Nous sommes à la fin août 2009. Au premier jour de classe à l'école américaine de Tunis, j'aperçois cet homme barbu et souriant, prenant des photos de son enfant, dans la même classe que ma fille. Plus tard dans l'année, lui et moi parcourons quelques fois, dans sa voiture, la route menant de l'école jusqu'au siège de la Banque africaine de développement (BAD), à Tunis, où nous travaillons tous deux.

Cet homme, c'est Hisham Kandil: désormais ex-premier ministre de l'Égypte, destitué mercredi. Sa nomination il y a un an, comme deuxième dirigeant du pays après le président Mohammed Morsi, le président, illustre l'ampleur du bouleversement politique survenu dans ce pays depuis la venue du Printemps arabe.

Rien ne prédestinait M. Kandil à ces responsabilités. Spécialiste de l'agriculture à la BAD, menant une vie tranquille de fonctionnaire expatrié avec sa famille, l'homme se voit catapulté, du jour au lendemain, à la suite de la chute du clan Moubarak, ministre, puis ensuite à la tête du conseil des ministres du plus important pays du monde arabe. A posteriori, sa nomination se comprend bien: comme M. Morsi, il est ingénieur, formé aux États-Unis. Et tous deux expriment une sympathie manifeste pour l'idéologie des Frères musulmans, soit que l'islam a la solution à tous les problèmes.

Cette intime conviction, cela fait maintenant plus de cent ans que des musulmans la promeuvent: au tout début du XXe siècle, avec le mouvement dit salafiste (en arabe: retour aux sources). Cette mouvance islamiste s'incarne ensuite dans les Frères musulmans, organisation fondée en 1928. Depuis, le mouvement survit, quoique continuellement réprimé par l'armée, mais avec le temps officieusement toléré. Il est, sans conteste, la principale organisation politique du pays. Grâce à ses nombreuses actions de terrain, auprès du petit peuple, l'organisation se voit confier la présidence, lors des élections démocratiques de 2012. Cela n'a vraiment rien d'étonnant: les Frères récoltent, à la force du poignet, ce qu'ils ont labouré, des générations durant.

Mais la prémisse sur laquelle repose l'idéologie de ce mouvement est des plus contestables. Rien dans le retour à l'islam ne donne d'indications, de recettes adéquates, claires, sur les enjeux macro-économiques d'une société moderne: chômage; inflation; sécurité énergétique; gestion de la dette; promotion du tourisme; développement social; qualité de l'éducation; rôle de l'armée; démocratie. Et autres enjeux difficiles des États modernes.

Si le mouvement islamiste agit haut, depuis toujours, sur le plan de la moralisation des moeurs, et notamment en ce qui concerne la pudeur, il n'a pas développé de réflexion profonde sur la gestion efficace d'un pays et sur ses enjeux si multiples et contradictoires. Sans compter qu'il n'a pas, on l'a bien vu depuis un an, l'expérience du pouvoir, notamment en démocratie, où le flair et compromis s'imposent.

En ce sens, l'impréparation, voire le cafouillage des dirigeants maintenant déchus, notamment sur le plan économique, y compris celle de mon ex-collègue Kandil, n'ont rien d'étonnant. C'est bien le contraire qui aurait surpris. Mais cela a donné une justification opportune à l'armée pour retirer aux Frères musulmans égyptiens la direction des affaires de l'État qui leur avait légitimement confiée.

Si bien que le combat entre les Frères musulmans, et ceux qui détiennent vraiment le pouvoir en Égypte, l'armée, nantie de ses immenses privilèges, se poursuit. C'est essentiellement l'histoire de ce pays depuis un siècle.