Depuis la parution de l'ouvrage La bataille de Londres de Frédéric Bastien sur le rapatriement de la Constitution, plusieurs ont relevé le fossé qui sépare les conclusions explosives de l'auteur et les bases sur lesquels elles reposent. On peut même se demander si tous les documents cités ont été correctement interprétés.

C'est le cas notamment de la première des allégations visant le juge en chef Bora Laskin, fondée sur une dépêche du haut-commissaire britannique datée du 26 mars 1981. «Nous avons appris confidentiellement que la Cour suprême a décidé aujourd'hui qu'elle va entendre l'appel manitobain le 28 avril, soit beaucoup plus tôt que ne le prévoyait le gouvernement fédéral. Le juge en chef a donné l'impression (à une source du gouvernement fédéral, s.v.p. ne pas divulguer) qu'il espérait transmettre l'avis de la Cour avant la fin de la procédure parlementaire à Westminster». De cette dépêche, Bastien conclut que le juge a dit au fédéral: «Faites-moi confiance, la Cour suprême va livrer la marchandise» (p. 293).

Pour en savoir plus sur cette mystérieuse rencontre, point n'est besoin d'une expédition de pêche dans les archives de l'Ennemi. Il suffit de se reporter aux journaux de l'époque. Un passage de l'ouvrage de Gil Rémillard sur le rapatriement, confirmé par trois rapports de presse contemporains, lui donne une signification bien différente, surtout à la lumière du fait fondamental que toute la stratégie initiale d'Ottawa consistait à prendre les tribunaux de vitesse et à faire adopter son projet par Londres avant que la Cour suprême ne se prononce.

Le ou vers le 26 mars 1981, le juge en chef a rencontré les procureurs du gouvernement fédéral en ses bureaux pour discuter du cheminement en Cour suprême de l'appel qu'a interjeté le gouvernement manitobain. La rencontre n'a rien d'occulte, sa teneur se retrouvera dans les quotidiens des jours suivants. On ne sait pas avec certitude si le juge en chef a rencontré les procureurs des provinces au même moment, mais si tel n'avait pas été le cas, ceux-ci s'en seraient sûrement formalisés, et ils ne l'ont pas fait. Il est normal pour la Cour de rencontrer les parties en lice pour les informer du déroulement futur de ses travaux.

Deux éléments ressortent de cette rencontre. Premièrement, la Cour entendra l'appel le 28 avril. Incidemment, la chose sera connue publiquement dès le 27 mars, soit le lendemain du «scoop» de Ford. Surtout, le juge en chef informe ses interlocuteurs que la Cour s'inquiète de la pertinence de son jugement si celui-ci tombait après que le Parlement de Westminster se soit prononcé. En effet, à compter de l'adoption de la requête canadienne par Londres, toute décision ultérieure du plus haut tribunal revêtirait un intérêt purement académique.

Selon un autre rapport de presse, ce propos découlait du mécontentement de plusieurs juges qui estimaient que la dignité du tribunal serait bafouée par le processus envisagé par le gouvernement. «Le juge en chef Bora Laskin a averti, la semaine dernière, les avocats fédéraux que si le Parlement votait d'ici là la résolution sur la Constitution, certains membres de la cour pourraient refuser de se pencher sur les demandes qui leur seraient présentées par les provinces ou le gouvernement fédéral». C'est exactement le sens de la dépêche transmise par Ford: la Cour s'attend à transmettre son avis avant la fin des travaux du Parlement britannique dans cette affaire.

En tenant au gouvernement fédéral un tel langage, fort probablement sous la pression de ses collègues, le juge en chef «saute dans la mêlée», mais pas du tout dans le sens que Bastien insinue. Il suggère en fait à Ottawa de suspendre le processus parlementaire le temps que la Cour se prononce. Un tribunal complaisant se serait contenté d'entendre l'appel manitobain sans se soucier qu'une action rapide d'Ottawa puis de Londres ne rende ses travaux purement académiques.

Cet épisode, correctement interprété, offre une perspective bien différente sur le comportement du juge en chef. À sa lumière, on comprend mieux pourquoi un Trudeau amer, cinq ans plus tard, confiera à ses biographes: «Laskin m'a laissé tomber».