Monsieur le ministre des facteurs, je vous le dis tout net: je suis de mauvais poil! Je suis un vieux toutou misérable, perclus d'arthrite et de bien d'autres maux. Mon maître et moi, aussi mal en point l'un que l'autre, écoulons tant bien que mal les dernières années d'une vie commune remplie de chaleur et de tendresse.

Outre la compagnie de mon maître, mes vieux jours ne sont plus ensoleillés que par un petit jeu inoffensif que notre facteur et moi avons mis au point il y a très longtemps. Chaque matin, il vient actionner le rabat métallique de notre boîte aux lettres. C'est le signal convenu pour que je joue à la grosse bête méchante alors qu'il fait mine de prendre la fuite. À vrai dire, au point où j'en suis, à cause de mes cordes vocales fatiguées, mes jappements n'intimideraient même pas une souris. Mais la chose continue de m'amuser en me tirant un instant de ma torpeur quotidienne.

Espiègle, le facteur pousse la plaisanterie jusqu'à laisser pour moi dans la boîte un ou deux messages que mon maître a l'amabilité de me résumer. C'est un peu répétitif, mais toujours divertissant. Il est gentil, mon facteur. Mon maître aussi.

Or, qu'apprends-je? Que vous vous apprêtez à m'enlever mon facteur (c'est lui-même qui m'a mis la puce à l'oreille dans son dernier courrier)? Et sans même que je puisse me faire entendre? Là, je trouve que vous tirez un peu fort sur la laisse. Tout quadrupède que je sois, ce n'est pas une raison pour me faire marcher à quatre pattes, si j'ose dire. J'ai ma dignité, Monsieur. Dans la hiérarchie des vivants, je m'élève tout de même au-dessus des barbeaux, des siffleux et autres crapauds, nom d'un chien!

Songez aussi à tous les services que j'ai rendus à votre espèce: ai-je jamais cessé de vous dispenser de l'affection, de l'amitié, de la douceur, de la fidélité et surtout de la droiture (si j'en crois mon maître, vous en avez bien besoin ces temps-ci...)? Est-ce que tout cela, en retour, ne mérite pas une menue distraction?

Oui, je le confesse, à certains moments j'ai peut-être poussé le jeu un peu loin en y allant de mes crocs. Mais dans le bilan d'une longue vie canine, qu'est-ce qu'un jarret écorché ou même une fesse amochée? Quant à ce misérable bas de pantalon qu'en ma jeunesse il m'est arrivé en effet d'arracher, je m'en suis fait une doudou qui adoucit maintenant ma vieillesse. Où est le mal? Auriez-vous donc une dent contre moi? J'ignore de quel chenil vous sortez, mais je vous trouve bien méchant et, pour tout dire, assez mal dressé.

Mon maître me dit que vous vous montrez inflexible, que vous entendez me mettre au pas. Soit, mais ne croyez pas que vous aller me museler ou que je vais me laisser berner par vos discours mi-chat mi-loup. Vous vous mettez les pattes dans le plat, Monsieur le ministre. Si vous persistez, je vais ameuter mes congénères du quartier. Je songe même à un défilé de protestation avec nos médailles et nos plats (avec tous ces vieux amis éclopés, ce serait un printemps un peu mis-érable, mais enfin...).

Je vous mets en garde: vous pourriez y perdre à la fois votre siège et vos culottes! Je vous imagine déjà la queue basse... Juste à y penser, je salive. En attendant, je ronge mon os.