Dans leur livre The Big Shift, John Ibbitson et Darrell Bricker soutiennent que le centre de gravité politique, économique et démographique du Canada s'est déplacé vers l'ouest.

Il est indiscutable que le portrait démographique du pays se transforme. Mais je pense que les auteurs se trompent sur plusieurs points.

Ibbitson et Bricker avancent que la tribune de la presse à Ottawa «est obsédée par l'influence et l'importance du Québec» (traduction). Il me semble au contraire que les journalistes anglophones de la tribune de la presse sont plutôt ignorants du Québec.

Seuls quelques journalistes et chroniqueurs anglophones sont à l'aise en français ou bien informés sur le Québec. Presque tous les autres considèrent le Québec comme un mystère qu'ils aimeraient voir disparaître. En fait, je dirais que l'attitude la plus courante parmi les membres de la tribune - et une grande partie de la classe politique -, c'est de se dire: «Au moins, nous n'avons pas à nous sentir coupables de ne pas être bilingues parce que ce gouvernement ne se soucie pas du Québec.»

Ibbitson et Bricker soutiennent, à juste titre, que l'Ouest a la cote. Le premier ministre, le greffier du Conseil privé, la juge en chef de la Cour suprême et le gouverneur de la Banque du Canada viennent tous de l'Ouest canadien. Ils auraient pu ajouter à la liste l'ancien chef d'état-major de la Défense, de même que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le ministre du Patrimoine canadien. Mais ils ont oublié de mentionner que toutes ces personnes sont parfaitement bilingues. Elles ont appris le français parce qu'elles étaient ambitieuses et voulaient comprendre le pays dans son ensemble.

La même constatation s'applique aux premiers ministres des provinces. Actuellement, et pour la première fois, la majorité des premiers ministres au Canada sont bilingues. Pourquoi? Parce que ce sont des gens brillants et ambitieux qui veulent comprendre le pays dans son ensemble. Un ancien ambassadeur de France m'a dit que l'une des choses qui l'impressionnaient le plus au Canada, c'est que le français est la langue de l'ambition.

Le livre décrit le corps de cadets de David Bricker, qui compte des membres d'origines très diversifiées. Je pourrais dire la même chose des classes francophones et des classes d'immersion des différentes régions du pays. En réalité, les membres des minorités visibles maîtrisent davantage le français et l'anglais que les Anglo-Canadiens qui sont ici depuis des générations ne maîtrisent le français.

Les élèves immigrants qui sont en classe d'immersion me disent qu'apprendre le français leur donne le sentiment d'être plus Canadiens. Et les écoles francophones du pays sont remplies d'élèves - et d'employés - originaires du Maghreb, de l'Afrique francophone, du Vietnam et d'Haïti. Ces élèves et ces enseignants forment un élément dynamique des communautés de langue française du pays.

Ibbitson et Bricker disent que le Québec «protégera une langue que les Canadiens ou les citoyens du monde seront de moins en moins nombreux à comprendre» (traduction). Pour commencer, il y a plus de Canadiens qui parlent français aujourd'hui que jamais auparavant. Et il y a quatre millions de Canadiens francophones qui ne parlent pas anglais. C'est anecdotique mais, si j'observe les enfants de mes amis et les amis de mes enfants, je peux littéralement nommer de jeunes Canadiens qui ont étudié en Chine et appris le chinois, qui ont enseigné l'anglais au Japon et appris le japonais, qui ont travaillé sur des projets d'aménagement hydraulique au Vietnam et appris le vietnamien, qui ont passé du temps en Amérique centrale et appris l'espagnol, ou à Berlin et appris l'allemand. Mais ils ont tous appris l'autre langue du Canada en premier lieu.

L'impression qui se dégage de ce livre, même si ce n'est jamais exprimé clairement, c'est un genre de soulagement: nous n'avons pas à nous sentir coupables parce que nous n'avons jamais appris le français, et nous n'avons plus besoin de proclamer notre amour pour le Québec. Adieu à la dualité linguistique, bonjour à la diversité culturelle.

Eh bien, il y a neuf millions de personnes dans ce pays qui parlent français, dont quatre millions qui ne parlent pas anglais. La partie francophone de notre société est de plus en plus diversifiée dans sa composition et de plus en plus internationale dans sa mentalité.

Songez à quelques-uns des films produits en français ces dernières années: L'Ange de goudron, qui parle d'une famille immigrante algérienne de Montréal (2001); Un dimanche à Kigali, d'après le roman de Gil Courtemanche sur le génocide rwandais (2006); Incendies, adapté de la pièce de Wajdi Mouawad sur les horreurs de la guerre civile au Moyen-Orient (2010); Monsieur Lazhar, mettant en vedette un Algérien réfugié à Montréal (2011); Rebelle, qui parle d'une enfant soldat congolaise (2012); et Inch'alla, qui porte sur une travailleuse humanitaire au Moyen-Orient (2012). Trois de ces films représentaient le Canada aux Oscars. Songez au nombre de chanteurs canadiens de langue française qui font des tournées en Europe (Les Cowboys Fringants, Lynda Lemay) et aux acteurs québécois qui jouent dans des films français (Marc-André Grondin, Marie- Josée Croze). Songez à l'industrie de la télévision, de l'édition, du disque.

Tout cela n'est pas le produit d'une société de vieux pensionnés de race blanche. C'est le produit d'une société francophone dynamique, effervescente sur le plan culturel et multiculturel dont la plus grande ville, qui est aussi son pôle culturel, est aussi dynamique et créative à sa façon, dans les deux langues officielles (pensez à Rawi Hage et à Arcade Fire), que le sont Toronto et Vancouver.

Le Canada anglais peut être fier et honoré de ce succès canadien - ou il peut s'en détourner et l'ignorer.

Je partage l'enthousiasme d'Ibbitson et de Bricker pour l'évolution démographique que connaît le pays et le dynamisme que cela représente. Mais ces changements se produisent du côté francophone tout autant que du côté anglophone.