Performance. Rendement. Productivité. Ce sont les chevaux-vapeur ministériels des soins de santé. La «méthode Toyota», a déjà sifflé la sirène d'un ancien ministre. Le système de santé est désormais une usine de production, nous sommes dans les Temps modernes, un film en noir et blanc.

La couleur fait défaut dans cette course à la performance, un déficit de vision. Elle manque de parfum, elle a peu d'oreille. Ça manque de sens.

Ça nous met sens dessus dessous. Dans cette manufacture, on nous a dit qu'on ne travaillait pas assez, qu'on devait en inscrire des milliers de plus pour réduire les statistiques, qu'on y était sans doute pour quelque chose, avec ces listes d'attente, au bulletin de nouvelles. On a entendu dire qu'on gagnait trop, qu'il fallait faire notre part, toujours plus avec encore moins. On a même lu dans les journaux qu'on devrait importer la main-d'oeuvre diplômée hors de nos universités: le cheap labor mondialisé, la belle économie.

On s'est fait passer dans la presse à citrons: il faut produire, il faut être dans le jus. Que chaque Québécois ait tout à coup son médecin de famille. «Vite, les élections arrivent!», se dit le grand PDG de la fabrique. Les moteurs tournent à plein régime, ils chauffent, ça sent le brûlé, des médecins tombent en burn-out, d'autres se réfugient au privé - comment les blâmer... Ça laisse un goût aigri.

Il manque de paires de bras pour tenir les stéthoscopes, les laryngoscopes, les bistouris. On se félicite de déléguer enfin le travail d'Esculape aux «superinfirmières» - vantées comme une panacée -, vexant, par la pompe de ce superlatif, les autres super infirmières, celles d'expérience, celles qui travaillent en double, celles du Nord.

On se réjouira aussi que les pharmaciens aient enfin la permission de prescrire des médicaments qu'ils vendront à leurs clients, la permission d'être en conflit d'intérêts.

Il manquera encore d'arrimage entre les établissements, entre les multiples dossiers des patients, il manquera de peaufinage, de finition, il manquera d'huile, d'accès à l'information, il y aura encore trop de formulaires, trop de mots de passe informatiques, trop d'ordinateurs du vieux siècle.

On créera des comités, des tables de discussion, beaucoup seront des tables de l'impasse, des tables de la vaine expression. On y travaillera très fort à déplacer les problèmes. Ce ne sera jamais terminé qu'il faudra déjà recommencer: on redessinera la carrosserie du système comme une voiture de l'année - la réingénierie pour la vendre au public, le même vieux pétrole pour nous faire rouler. On fera du marketing, de la pub, des conférences de presse, on changera de ministre, on changera le PDG.

Je fais le voeu qu'on injecte massivement de l'art, du respect, de la philosophie aux moteurs de cette usine, qu'elle se dépolitise, qu'elle se transforme en orchestre symphonique sur le coup de minuit, à la fin d'un quart de travail. Qu'on y inspecte davantage les qualités humaines et moins la vitesse de la machinerie, qu'on soit à l'écoute du patient comme on l'est d'une sonate.

Je ne suis pas pessimiste, j'ai la croyance qu'on réussira ce tour de magie, pour peu qu'on se redonne collectivement un sens, qu'on dépasse le clivage de la gauche et de la droite, qu'on aille plutôt vers le haut, qu'on troque la culture de la compétition pour celle de la collaboration, qu'on prenne le temps de s'applaudir un peu, d'inspirer entre les mouvements d'archet. J'ai l'espérance qu'un jour la performance cessera d'être une statistique sur les votes et sur la consommation, qu'elle se métamorphosera en concert de qualité, de précision, de satisfaction. Alors, on rendra à l'orchestre une ovation debout.

Minuit est devant nous, c'est l'heure de puncher.